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Les soubresauts qui ont secoué le paysage politique italien au cours des derniers mois recèlent une dimension particulièrement préoccupante. Pas tant en raison de l’instabilité politique dont ils sont une manifestation, instabilité dont le pays est par ailleurs coutumier. Mais parce qu’ils traduisent une sorte de cécité politique qui risque, à moyen terme, de détruire les socles porteurs de l’idée démocratique elle-même.

Depuis près d’un siècle, la République transalpine entretient avec sa démocratie une relation pour le moins ambigüe. Bâtie sur les cendres d’un régime fasciste dont elle s’est toujours refusé d’analyser rationnellement les fondements culturels, elle fut d’emblée placée sous l’emprise de deux courants de pensée à forte connotation idéologique. Nous sommes alors en pleine guerre froide et, à l’image de ce qui survient sur la scène politique internationale avec l’opposition frontale entre les blocs soviétique et américain, l’essentiel de l’adhésion populaire se répartit entre la Démocratie chrétienne et le Parti communiste. Sans doute l’un des péchés originels de la démocratie transalpine remonte-t-il d’ailleurs à cette époque. Car si ces mouvements ont indéniablement contribué à la chute du fascisme, à aucun moment ne furent toutefois interrogées, dans un pays où l’adhésion au mussolinisme touchait une écrasante majorité de la population, les fragilités structurelles du système démocratique. Fragilités formelles puisqu’elles avaient consenti, avec une extrême facilité, le triomphe en leur sein des visées extrémistes. Et fragilités substantielles puisqu’elles avaient rendu possible leur utilisation à des fins autres que celles visant à la rencontre l’intérêt général.

Par voie de conséquence, entre 1948 et 1994, le pays traversa une période dite de « démocratie bloquée ». La Démocratie chrétienne et le Parti communiste contenaient à peu de chose près la même puissance électorale. Mais dans un territoire relevant de la sphère d’influence américaine, les liens idéologiques et financiers avec l’Union soviétique interdiront aux disciples transalpins de Lénine toute participation gouvernementale. La Démocratie-chrétienne devient alors la clé de voûte de tous les exécutifs de coalition. Et sera de tous les gouvernements, le plus souvent en en prenant les commandes, sans qu’aucune forme d’alternance politique ne soit possible. Plus grave : les deux blocs rivaux auront pour vocation essentielle de se neutraliser l’un l’autre, de défendre leurs clientèles et une certaine forme d’hégémonie culturelle, de sorte qu’aucune réforme d’importance ne sera menée durant cette pourtant très longue période. Il en résultera, notamment dans la partie sud du territoire, un développement économique et social fortement à la traîne par rapport aux autres puissances européennes. Et une main mise toujours grandissante du crime organisé sur des pans entiers de la société.

Les effets prévaricateurs de cette « démocratie bloquée » furent compensés par deux contrepoids particulièrement efficaces. D’une part, l’emboîtement de largesses clientélistes, la communiste et la démocrate-chrétienne, parfaitement complémentaires. Et, de l’autre, l’émergence du « miracle économique italien ». Les importants flux migratoires débouchent en effet, dès 1947, sur un taux élevé de main d’œuvre disponible, essentiellement d’origine agraire. Des secteurs industriels extrêmement porteurs, aux capitaux et à la gestion nationaux, tels que l’électronique, la chimie, la pharmaceutique, le nucléaire, l’aéronautique, les télécommunications tournent alors à plein régime, offrant au pays un taux de croissance plus jamais égalé. Et, par la même occasion, une manne considérable d’argent et d’emploi publics à distribuer à leur clientèle pour les principaux partis politiques. L’essoufflement du miracle économique, au début des années soixante-dix, aurait dû sonner le glas de ces pratiques clientélistes, mais celles-ci se poursuivront encore plus d’une décennie pour des raisons purement électoralistes, notamment par la prolifération d’entités publiques nationales et locales parfaitement creuses et inefficaces, grandement pourvoyeuses d’emplois inopérants. La dette publique et la corruption vont donc exploser. Jusqu’à ce que la magistrature, traquant le financement illicite des partis dans le cadre de l’Opération Mains propres (Mani pulite), décapite le paysage politique transalpin. La disparition de la Démocratie chrétienne, du Parti socialiste (alors au pouvoir avec les démocrates-chrétiens), du Parti social-démocrate ou encore du Parti libéral enterrent définitivement la Première République.

Mais une fois encore, comme ce fut le cas en 1948, un régime nouveau naîtra sans que les cribles du système ne soient colmatés. À aucun moment, le corps institutionnel ne songera à rebâtir des fondations démocratiques vermoulues par le clientélisme, la corruption, l’amoralisme et l’inefficience. Un gouvernement technique sera chargé, à l’instar de Mario Monti vingt ans plus tard, de sauver le pays de la banqueroute. Puis, dans un fol désir de nouveauté, le vote de contestation se portera sur une Ligue du Nord et une Forza Italia qui, paradoxalement, prêchent le renouveau en recyclant une part importante de l’ancienne classe dirigeante discréditée.

L’Italie expérimente alors une autre déviance démocratique. Une sorte de péronisme vidéocratique, démagogique, à vocation plébiscitaire. La parabole berlusconienne s’accompagne, en effet, d’une décadence éthique particulièrement marquée des pratiques politiques, avec, pour la première fois depuis l’après-guerre, un retour aux affaires de l’extrême droite et une banalisation des thèses xénophobes. Une fois encore, il s’est agi d’une perversion de l’idée substantielle de la démocratie, aucunement de ses règles formelles. Après quoi, une longue série d’affaires juridico-politiques touchant le Cavaliere, ainsi que les effets dévastateurs d’une crise économique sans précédent, conduiront à un nouveau changement de régime. Ou, pour être plus précis, à la naissance d’une nouvelle période de transition. Ne disposant plus d’une majorité politique suffisamment large pour gouverner, Silvio Berlusconi est en effet contraint de remettre son mandat entre les mains du Président de la République en novembre 2011.

À ce moment, d’un point de vue économique, le pays est au bord de l’implosion, menaçant d’entraîner dans sa chute l’ensemble de la zone euro. Le coût de la dette intérieure, qui représente près de cinq pour cent du PIB, ôte toute marge de manœuvre à l’exécutif en place. L’économie est pleine en récession et le pouvoir d’achat atteint des records négatifs. Mais alors que l’impasse est structurelle, tant d’un point de vue politique qu’économique, ce n’est pas le retour aux fondamentaux démocratiques qui est privilégié pour sortir le pays de l’ornière. Le Président de la République choisit de ne pas dissoudre les Chambres afin de redonner la parole aux électeurs. Ni même de former une nouvelle majorité gouvernementale, sur une base programmatique, au sein du corps des élus. Sous l’impulsion des chancelleries occidentales, des instances européennes et des organismes internationaux créditeurs, Giorgio Napolitano nomme un non élu, Mario Monti, Professeur d’Economie à la prestigieuse Université Bocconi et ancien Commissaire européen à la concurrence, à la tête d’un exécutif de techniciens. Exécutif soutenu parlementairement par les deux coalitions de centre-droite et de centre-gauche.

L’histoire se répète jusque dans les moindres détails. Formellement, il ne s’est nullement agi d’un déni démocratique. Aucun texte, aucune disposition constitutionnelle n’impose au Président de la République de proposer au Parlement un formateur issu de ses rangs. Les parlementaires, démocratiquement élus, confient la gestion exécutive de leur mandat à des spécialistes, des magistrats excellents au sens aristotélicien du terme. La problématique est une fois encore substantielle. L’instauration d’un gouvernement technique, sous couvert d’une urgence économique impérieuse, a de facto suspendu durablement le débat politique pour instaurer une sorte d’unanimisme hautement préjudiciable sur la nature des actions à mener. Le gouvernement d’Enrico Letta, associant lui aussi la gauche et la droite dans un projet à vocation exclusivement économique, poursuit d’ailleurs aujourd’hui, à peu de choses près, l’œuvre unanimiste entamée par Mario Monti.

Cette absence de réflexion et de perspectives idéologiques, hautement préjudiciable à la notion même de démocratie, est incontestablement impulsée par la vision administrative de la politique que développent les instances internationales depuis près d’un demi-siècle. Elle fait en sorte que des mesures éminemment politiques, devant donc refléter les spécificités de l’électorat de chaque corps constitué en fonction de ses caractéristiques et de ses objectifs propres, semblent aujourd’hui perçues de manière identique par la droite, la gauche (de gouvernement) et le centre, à quelques détails près, sur l’ensemble du territoire européen. Ce qui ne correspond pas à la réalité. Et contribue encore davantage à la déconnexion entre les mandataires (nationaux et supranationaux), et leurs mandants. Le citoyen, en l’occurrence transalpin, doit-il considérer qu’un projet de société lui est imposé sans que son opinion n’ait été à aucun moment réellement prise en compte ? Sans débat réel sur les valeurs et les objectifs socio-culturels qui doivent inspirer les politiques à mener ? Un peu comme si un entrepreneur était chargé, en fonction d’un unique plan architectural, de bâtir le même édifice sur une série de sols différents, sans aucunement considérer les spécificités esthétiques, de localisation ou de paysage propres à chaque lieu concerné ?

D’un point de vue économique, la traduction de ce projet a par exemple pris les traits, en ce qui concerne l‘Italie, d’une suspension immédiate de l’indexation des pensions, y compris les plus faibles (un tiers des pensionnés touchent entre 500 et 1000 euros mensuels), aggravant l’effet récessif. D’une taxe sur la première habitation frappant essentiellement ces mêmes pensionnés. D’un taux de Tva revu à la hausse, créant un tourbillon inflationniste sur les denrées alimentaires et le coût de l’énergie, figurant déjà parmi les coûteuses de la zone Euro. De même, les dotations aux entités communales et régionales, qui gèrent notamment les établissements de soin de santé, les moins efficaces d’Europe, sont drastiquement revues à la baisse. Pensons également aux indications extrêmement précises transmises aux différents exécutifs italiens depuis 2008 par Messieurs Trichet et Draghi sur la réforme des pensions, du code du travail, sur la mobilité obligatoire des fonctionnaires sur le territoire sous peine de mise au chômage, sur la privatisation des services publics locaux. Ou encore sur la rénovation du système fiscal afin d’augmenter la compétitivité des entreprises, sur la réduction des salaires, la flexibilité à l’embauche, l’allongement de l’âge du départ à la retraite. Le tout sans que le Parlement souverain, qui agit en théorie sur base d’une simple délégation de pouvoir, n’ait eu à en mesurer réellement le bienfondé.

En contrepartie, aucune réforme de l’architecture politique, percluse de coquilles vides et inefficientes, n’a été à ce jour entamée. Ni même exigée par des instances internationales pourtant au fait des graves lacunes en la matière. Pas de réduction des salaires ni des autres avantages en faveur du personnel politique, les plus importants d’Europe selon Eurostat. Pas de réforme conséquente du système des pensions des élus. Pas d’audit sur les 200 millions annuels de dépense publique régionale, dont une partie non-négligeable lubrifie abondamment les rouages de la corruption, tel que l’ont montré les récentes affaires survenues en Lombardie et dans le Latium. Pas d’audit sur l’utilisation des 140 millions de remboursement public de la dotation aux partis, dont une tranche conséquente est détournée pour des finalités autres, comme l’ont démontré les scandales ayant frappé la Ligue du Nord, la Margherita et l’Italie des Valeurs. Pas d’audit non plus sur les modalités de dépenses des 2,5 milliards de financement européen pour la relance des régions du sud, dévastées par le chômage et la paupérisation, dont une tranche substantielle serait gérée par des structures parallèles et/ou criminelles. Pas d’imposition sur le patrimoine global. Rien ou presque n’a été mis en œuvre pour privatiser une partie du réseau dantesque de parastataux gangréné par la corruption, le copinage et le crime organisé. Rien non plus, en contrepartie de l’accroissement de la flexibilité du marché du travail, sur la couverture sociale des salariés, alors que seuls quatre millions d’entre eux sont couverts par les amortisseurs sociaux en cas de perte d’emploi.

Malgré cette feuille de route unanimement tissée par les différents niveaux de pouvoir, tous les indicateurs économiques ou presque sont dans le rouge. Le chômage des jeunes atteint 50 % pour les moins de 35 ans. Le pouvoir d’achat est au plus bas depuis dix-huit ans. La performance économique nationale est une des plus faibles d’Europe. Le taux d’épargne des ménages est désormais de 6 %, record négatif. La consommation chute annuellement de plus de 4 % et l’économie est toujours en récession. La dette plafonne à 128% du PIB. Les exportations ont chuté de 3 % et le pays se classe en 79ème position au classement mondial des pays les moins corrompus, juste derrière le Rwanda. En outre, 25 % des Italiens vivent au sein d’une famille précarisée. Un habitant sur cinq ne peut se chauffer en hiver, tandis que 15 millions de pensionnés ont un revenu inférieur à 1000 euros mensuels. De sorte que, rien qu’en 2012, plus de 80 000 Italiens ont quitté leur pays en quête d’un quotidien moins traumatisant, et la tendance pour 2013 est estimée à la hausse.

Impuissant à extraire le pays du marasme, le paysage politique transalpin est aujourd’hui en pleine mutations. Les deux principales coalitions se recomposent. Une force nouvelle, d’essence contestataire mais pas uniquement, le Mouvement Cinq Etoiles de l’ancien comique Beppe Grillo, s’est installée sur l’échiquier, recueillant plus d’un suffrage sur cinq. Et nul n’oserait parier sur la survie à long terme du gouvernement d’Enrico Letta. Mais le danger est ailleurs. Comme nous venons de l’esquisser, sans doute réside-t-il dans la crise de sens qui mine le système démocratique lui-même depuis plusieurs décennies. Jusqu’à en menacer la survie. Crise que les institutions nationales et supranationales gèrent en la neutralisant, sans aucune intention affichée de la résoudre. En suspendant de facto, par le truchement de cet apolitisme administratif, de cet unanimisme idéologique pourtant inefficient, le débat politique, seule force réellement régénératrice de l’idée démocratique. Mais à défaut d’une profonde remise en cause, le système pourra-t-il éternellement se recycler en vue d’éviter sa propre fin ?

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