Un système juridique qui privilégie la conservation du vivant plutôt que la propriété privée serait un outil incontournable de la transition écologique. Valérie Cabanes, co-fondatrice de Notre Affaire à Tous, plaide pour l’inscription dans la loi des droits de la nature et du crime d’écocide.

Portée sur la place publique, sous la pression des grandes catastrophes, industrielles ou naturellement produites par les excès d’un climat déréglé, la défense de l’environnement semble devenir l’affaire de tous. Mais de quoi s’agit-il concrètement ? Que défend-on dans la défense de l’environnement ? Des ressources, des paysages, des communautés humaines ?

A partir des années 1950 se dessine un mouvement collectif de prise de conscience par rapport aux ressources et aux dégradations subies par l’environnement. C’est l’apparition d’un droit de l’environnement – c’est-à-dire l’application d’un instrument de défense des plus faibles à une entité certes vivante mais désincarnée. Une façon de manifester des prohibitions, mettre des limites à certaines actions dont les conséquences feraient de l’homme et de la planète des « victimes » potentielles.

Mais ce droit de l’environnement s’inscrit dans un cadre juridique pré-existant qui est complètement anthropocentré : les sujets de droit sont les humains ou leurs émanations (par exemple les entreprises ou les associations). En outre, produit des rapports de forces et des dynamiques politiques, sociales et culturelles qui travaillent les sociétés qu’il régit, le droit et ses composantes évoluent, y compris l’une contre l’autre. Ainsi, avec l’accélération de la mondialisation économique et financière, ces dernières décennies ont vu le droit commercial progressivement s’affranchir le plus possible des obligations vis-à-vis de l’environnement. C’est pourquoi il est urgent de rééquilibrer cette relation abusive en pensant les écosystèmes comme des victimes et en reconnaissant les droits de la nature face aux agressions que le système de la propriété privée garantie et que le droit commercial lui fait subir.

Cette exigence de droits pour la nature est particulièrement liée à la notion d’urgence.

Concrètement, il s’agit de reconnaître les droits de la nature. C’est à dire changer de valeur pivot, renverser l’échelle des normes. Si je plaide pour la reconnaissance des limites planétaires (aujourd’hui utilisées pour évaluer le suivi des Objectifs du Développement Durable) et des droits de la nature en droit national et international, c’est parce que cela permettrait d’assujettir le droit commercial et les activités industrielles à un cadre contraignant qui serait posé par les limites planétaires. D’où la reconnaissance du crime d’écocide, c’est-à-dire des atteintes les plus graves faites aux communs naturels et/ou à des systèmes écologiques. En reconnaissant les droits de la nature et ses rôles écosystémiques, nous pourrons préserver nos droits fondamentaux à l’eau, à l’air, à l’alimentation, à la santé, et même à l’habitat puisqu’aujourd’hui, le changement climatique pousse des centaines de millions de gens sur les routes de la migration forcée.

Cette exigence de droits pour la nature est particulièrement liée à la notion d’urgence. Face à une politique des petits pas qui ménage le système économique actuel en l’amenant à la transition écologique par des incitations fiscales ou morales et du volontarisme individuel, le droit est un réel et efficace transformateur de nos modes de société.

Protéger le non-humain

Le droit de l’environnement actuel ne peut pas répondre aux enjeux de la crise climatique et écologique, parce qu’il est le reflet d’une construction du monde où la nature est « gérée » en fonction de nos besoins. La révolution juridique que je propose est totalement différente, puisqu’il ne s’agit plus de parler d’environnement, mais de l’écosystème terrestre. Il s’agit de réintégrer l’humain dans la nature et de redéfinir nos règles du vivre-ensemble pour y inclure les non-humains, qui ne sont aujourd’hui pas des sujets de droit mais des objets, des meubles ou des ressources, donc appropriables. Très concrètement, cela implique de mettre certaines limites à la liberté d’entreprendre et surtout au le droit de la propriété privée, c’est à dire de remettre en cause ce qui nous paraissait être des principes fondamentaux de nos sociétés, à l’aune des enjeux du maintien de la vie.

Soyons réalistes : aujourd’hui, les engagements pris par les États sont beaucoup trop timides mais surtout ils ne sont pas inscrits dans le droit comme des obligations, ce ne sont que des engagements, des promesses, souvent d’affichage.

Devant l’urgence, le temps est aux idées radicales. Et les scénarios qui nourrissent le débat public aujourd’hui forcent tous les partis politiques à prendre position sur une potentielle réforme du droit qui mette en péril tout le système financier et industriel – lequel, de fait, tient l’appareil politique. Je pense par exemple à la mise en place d’un Parlement des choses comme le propose Bruno Latour (1), qui pourrait être une étape pédagogique dans un processus de transformation du droit plus radicale. Laquelle pourrait s’amorcer avec la création d’une chambre du Futur telle que la propose Dominique Bourg. (2)

On voit ainsi ces thématiques, qui paraissaient impossibles, utopiques voire romantiques, commencer à être reprises par des politiques très différents. Ainsi ces éléments de langage (qui resteront des éléments de langage tant qu’ils ne sont pas appliqués et votés) sont repris par Emmanuel Macron en France quand il propose de reconnaître l’écocide au niveau international. Evidemment il sait très bien que dans le cadre des Nations Unies, où siègent les États-Unis et la Chine, il n’obtiendra jamais la signature de l’adoption d’une convention internationale sur le crime d’écocide. Il est en train de reprendre toutes les idées innovantes à son compte, tant que ça n’engage ni la France ni l’Europe. Son groupe au Parlement Européen a ainsi récemment voté en faveur d’un amendement pour que les recommandations de l’Europe en vue de la prochaine COP15 sur la biodiversité incluent la reconnaissance d’un statut juridique pour les communs naturels. On peut se demander néanmoins : si le vote avait porté sur une directive européenne sur les droits de la nature, auraient-ils voté ce changement de paradigme juridique avec la même conviction et la même cohérence ?

Soyons réalistes : aujourd’hui, les engagements pris par les États sont beaucoup trop timides mais surtout ils ne sont pas inscrits dans le droit comme des obligations, ce ne sont que des engagements, des promesses, souvent d’affichage. Garants et produits de ce système, les politiciens n’arrivent pas à s’affranchir de ces logiques de pouvoir et à se projeter dans une vraie défense de l’intérêt général et du long terme. A l’évidence, remettre réellement en question le système économique et le dogme de la croissance, c’est aller contre la représentation dominante du monde et de la société – et bouleverser notre façon de subvenir à nos besoins. C’est pour cela qu’il nous faut absolument un nouveau cadre juridique : cela fait dix ans qu’une déclaration universelle des droits de la nature est en discussion à l’ONU et cinq ans pour un Traité contraignant les multinationales au respect des droits humains et de l’environnement. Au niveau européen, il faudrait a minima une directive sur le devoir de vigilance des entreprises, avec un volet pénal. Puis concrètement, il faudrait attribuer la personnalité juridique aux espèces et écosystèmes terrestres et marins et en dériver un statut juridique pour les communs naturels. Ensuite, avec la création d’un Parquet européen de l’environnement, voire un Parquet européen des Droits de la Nature nous aurions les instruments juridiques pour faire basculer notre univers juridique du règne absolu de la propriété privée à celui de la préservation du vivant.

Enfin la notion d’écocide permet aussi de pointer la responsabilité des dirigeants et des plus gros pollueurs, et donc de sortir de cette culpabilisation constante des citoyens pour qu’ils fassent des efforts. C’est précieux, car cela renverserait la charge de la responsabilité. Depuis un an ou deux partout dans le monde, des mouvements sociaux ont été déclenchés par des augmentations des prix énergétiques, avant même les denrées alimentaires : en Équateur, au Chili, en France, en Iran… D’un côté il y a les « marches climat », c’est-à-dire la mobilisation de ceux, surtout les plus jeunes, qui exigent qu’on prenne enfin le climat au sérieux et qu’on engage, de force s’il le faut, la transition énergétique. De l’autre on voit la détresse et l’exaspération de ceux qui commencent à subir au quotidien la conjugaison des inégalités sociales et environnementales, et qui souffrent directement de l’augmentation du prix du pétrole. On assiste à l’émergence de révoltes sociales qui n’ont pas d’autre projet, si ce n’est de dire leur colère devant cette classe politique corrompue, ces accointances entre le système politique et le système financier et industriel, et leur refus d’être finalement les oubliés du système. Mais on peine à déceler le projet alternatif derrière la colère – à part l’exigence démocratique.

Se mobiliser pour la justice

C’est pourquoi nous avons essayé, avec l’association Notre Affaire à tous, de favoriser une forme de convergence en invitant les Gilets Jaunes à rejoindre les marches climat. L’association porte aussi le projet « Super Local », qui demande aux citoyens de documenter les changements climatiques chez eux et la manière dont certains projets de proximité contribuent au changement climatique ou à la perte de biodiversité, permettant de les engager par une cartographie des conséquences du changement climatique. Ainsi, nous essayons de contribuer à dessiner une vision de l’écologie comme un projet de société partagé, pour répondre aux difficultés économiques et sociales.

C’est un triptyque : une mobilisation citoyenne, des actions en justice pour pointer les manquements institutionnels, et des propositions faites au niveau institutionnel.

C’est dans cet esprit que la pétition de l’Affaire du Siècle a pris tout son sens car elle soutenait une action concrète qui était un recours en justice (3). Nous voulions montrer de manière pédagogique que l’Etat ne respecte pas ses engagements, et nous espérons qu’il sera condamné après avoir déposé un recours formel. Ce projet a été initié par l’association Notre Affaire à Tous que nous avons créée en 2015 à la suite de celui porté par Urgenda aux Pays-Bas (4). Tout a vraiment commencé en 2013 quand quelques citoyens européens à mes côtés ont lancée une Initiative Citoyenne Européenne sur le crime d’écocide, qui avait eu le soutien de différents partis de différents pays. Ce vivier de volontaires est à l’origine d’associations comme Notre Affaire à Tous, NatureRights, Wild Legal en France et de beaucoup d’autres en Europe. Il continue d’être actif : nous avons créé un réseau européen des droits de la nature, rattaché à l’Alliance Mondiale pour les Droits de la Nature, rédigé des propositions de loi sur le crime d’écocide en France, sur les droits de la nature en Suède mais aussi une campagne internationale portant la reconnaissance du crime d’écocide à la Cour Pénale Internationale. Chacun agit avec sa méthode ou en collaboration, à travers un soutien citoyen et des acteurs politiques, soit dans son propre pays, en proposant une réforme du droit de l’environnement ou une réforme du code pénal. C’est un triptyque : une mobilisation citoyenne, des actions en justice pour pointer les manquements institutionnels, et des propositions faites au niveau institutionnel. Nous agissons en permanence sur les deux tableaux, l’institutionnel et le citoyen.

Nous essayons d’innover dans la manière de renouveler le débat démocratique et de retrouver une vision écosystémique, en appuyant sur ce qui se présente, pour faire en sorte que ce sujet continue à être débattu, visible médiatiquement, et que des citoyens s’en emparent de plus en plus. C’est notre façon d’illustrer le beau slogan écologiste : nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. Par le droit.

Footnotes

1. Bruno Latour a proposé le concept de «Parlement des choses», notamment dans son ouvrage de 1991 Nous n’avons jamais été modernes (Paris: La Découverte), plaidant pour une nouvelle relation de réconciliation entre l’humanité et la nature, mettant un terme à l’humanisme qui était, selon lui, responsable du divorce entre les deux en premier lieu.

2. L’idée d’une chambre du futur propose la création d’une troisième chambre composée d’un mélange d’experts et de citoyens tirés au sort. Cette chambre intercéderait dans le processus législatif dans l’intérêt général à long terme. Voir Dominique Bourg et al. (2011). Pour une 6e République écologique. Paris: Éditions Odile Jacob.

3. La pétition de l’Affaire du Siècle a été lancée en décembre 2018 et a receuilli plus de 2 millions de signatures en un mois.

4. La Fondation Urgenda a poursuivi le gouvernement néerlandais au nom de 886 citoyens néerlandais, pour l’obliger à prendre davantage de mesures contre le changement climatique. En 2015, un tribunal de La Haye a jugé que l’État néerlandais avait l’obligation légale de prendre des mesures plus urgentes pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, une décision qui a été confirmée par la Cour suprême néerlandaise en décembre 2019.

Cet article a été publié dans notre dernière édition, “A World Alive: Green Politics in Europe and Beyond”.

A World Alive: Green Politics in Europe and Beyond
A World Alive: Green Politics in Europe and Beyond

This edition explores the different worlds of green politics today. From concepts such as ecofeminism and the Green New Deal to questions of narrative and institutional change, it maps the forces, strategies, and ideas that will power political ecology, across Europe as around the world.

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