Alors que l’Union européenne accélère sa transition énergétique, l’Ukraine se voit forcer d’accélérer sa propre transition, au risque d’entraver son rapprochement avec Bruxelles. La mise en route du gazoduc Nord Stream 2 met d’autant plus la pression sur Kiev, qui s’est vu toutefois offrir la possibilité par les Européens de jouer un rôle fondamental dans la production d’hydrogène. 

Dans l’ouest de l’Ukraine, en Galicie, se trouve la petite ville de Staryï Sambir. Nichée au pied des montagnes, cette bourgade marque la fin de la grande plaine ukrainienne, et le début de la longue chaîne des Carpates. Le Dniestr, long fleuve qui serpente jusqu’en mer Noire, creuse la vallée dont les deux versants dominent la ville. C’est sur les hauteurs, des deux côtés de la ville, qu’ont été installées les premières et pour l’instant seules éoliennes de tout l’ouest du pays : trois en 2015, puis six autres en 2017. Plantées dans des champs de blé, elles tournent paisiblement leurs palles à une vingtaine de kilomètres à peine de la frontière polonaise, comme si elles cherchaient à faire signe à l’Union européenne voisine.  

Sans aucun doute, l’UE a remarqué son voisin ukrainien depuis quelques années déjà, et a de nombreux projets pour lui. Deuxième pays le plus vaste d’Europe, l’Ukraine dispose de nombreux atouts pour développer tout type de sources d’énergies renouvelables (SER). La signature du traité d’association avec l’UE en 2014 avait déjà marqué une étape importante dans l’engagement de Kiev vers la transition énergétique. Dans la deuxième moitié de la décennie, la part du renouvelable a bondi de 4% à plus de 11% en 2021. La seule année 2019 a vu plus de 3,7 milliards d’euros être investis dans ce secteur. À l’heure actuelle, la principale SER provient de centrales hydrauliques, qui comptent pour 8% du mix énergétique. Les 3% restants proviennent principalement du solaire, dont les centrales sont réparties un peu partout sur le territoire national, l’éolien demeurant pour l’instant assez anecdotique dans le mix énergétique ukrainien. Le Président Zelensky a réaffirmé les ambitions de l’Ukraine et sa volonté d’avancer de pair avec Bruxelles. « L’Ukraine cherche à aligner sa politique climatique et sa législation sur celle du Green Deal européen », a-t-il notamment déclaré lors du Climate Ambition Summit de 2020. Plus récemment, le vice-ministre de l’Énergie Iouri Boyko a même annoncé que l’Ukraine était en bonne voie pour atteindre son objectif de 25% d’énergie renouvelable à l’horizon 2030, soit 5 ans avant la date prévue initialement.  

Cette tendance semble toutefois avoir du plomb dans l’aile. Depuis 2020, alors que Bruxelles insiste sur la nécessaire relance « verte » – sans que ce plan de relance ait été véritablement lancé à l’heure actuelle – Kiev est revenu sur un certain nombre de projets et a même redirigé ses aides vers les énergies fossiles. La principale mesure réside en une aide exceptionnelle d’environ 1,2 milliard de dollars à destination de Naftogaz, le géant énergétique détenu à 100% par l’État ukrainien, afin de maintenir les prix du gaz, qui explosent partout dans le monde, en dessous du prix du marché. À ce gaz qui vient principalement de Russie s’ajoute une dépendance encore forte au charbon, environ 30% de la consommation totale en énergie, lui aussi à majorité d’origine russe.

Or, au-delà des potentiels défis géopolitiques qu’implique la dépendance de l’Ukraine aux matières premières russes, Bruxelles ne peut se permettre d’avoir des voisins pollueurs. L’un des enjeux majeurs de la transition énergétique européenne et de l’objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050 est d’éviter une délocalisation de gaz à effet de serre, où la réduction des émissions se traduirait dans les faits par le transfert des activités émettrices hors du territoire européen. Mais alors que les États-membres de l’UE peinent à s’entendre sur les modalités exactes de la transition – notamment sur la place du gaz et du nucléaire, l’UE peut-elle toujours espérer avoir suffisamment d’influence sur son partenaire ukrainien pour l’orienter dans sa transition énergétique ?

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Une atmosphère de méfiance

Les dernières années ont montré un volontarisme évident du côté de Kiev pour répondre aux exigences du traité d’association et des normes européennes, grâce aux différentes options offertes par l’UE. Depuis 2011, l’Ukraine est notamment membre de la Communauté de l’énergie, une organisation qui vise à créer un marché de l’énergie unifié entre les membres de l’UE et certains États limitrophes. À la suite de l’annexion de la Crimée et du déclenchement du conflit dans le Donbass en 2014, l’UE a aussi relancé le processus d’intégration des réseaux électriques européens et ukrainiens. En 2023, un pas sera franchi avec la synchronisation du réseau ukrainien au réseau européen ENTSO-E. Non seulement l’Ukraine sera dès lors en mesure d’importer ou d’exporter son électricité vers les États membres de l’UE, mais cette connexion signifie avant tout une séparation de l’ancien réseau soviétique, qu’elle continue de partager avec la Russie et le Bélarus

Cependant, l’achèvement et la mise en route quasi certaine du gazoduc Nord Stream 2 viennent certainement brouiller ce processus de rapprochement. Le débat qui entoure la construction de ce gazoduc révèle combien la question énergétique est dans le cas ukrainien indissociable des questions géopolitiques, et du rapport que l’UE souhaite entretenir tant avec Kiev qu’avec Moscou. La construction de ce gazoduc par Gazprom, le géant russe de l’énergie, qui contourne l’Ukraine en passant par la mer Baltique, a été finalement permise par un accord entre Washington et Berlin annoncé en août 2021. Cela n’a pas manqué de jeter un froid dans les relations entre les Européens et Kiev. Malgré l’assurance de la part de Berlin que l’Ukraine serait soutenue dans le cas où Moscou utiliserait le gazoduc à des fins géopolitiques, et malgré l’annonce du financement d’un « fonds vert » devant contribuer à la transition énergétique, Kiev reste sceptique. D’abord, l’Ukraine va perdre de substantiels revenus de transit payés par Moscou, une fois que le contrat actuel avec Gazprom aura expiré en 2024. « Le distributeur ukrainien a reçu 1,66 milliard de dollars comme frais de transit en 2020. À partir du moment où le gaz ne passe plus par l’Ukraine, les projets déclarés par Berlin et Washington vont difficilement pouvoir remplacer cette manne », explique Olena Pavlenko, présidente de DiXi Group, un think tank kiévois spécialisé dans les questions énergétiques.

Surtout, au-delà des manques à gagner, Kiev voit dans l’achèvement de NS2 une grave menace géopolitique. « Le plus gros risque posé par l’achèvement de NS2 pour l’Ukraine est la perte d’une certaine garantie face à de nouvelles agressions russes, puisque la Russie n’aurait plus peur de perdre le marché européen en s’en prenant à l’Ukraine. Aucun mécanisme compensatoire, y compris la volonté de l’Allemagne de financer un Fonds Vert, ne permet de faire face à ce risque » explique Anton Zorkin, directeur du domaine énergie au Better Regulation Delivery Office (BRDO). Autrement dit, plus que les pertes financières induites par NS2, c’est bien davantage une menace militaire exacerbée qui inquiète les décideurs ukrainiens.

Une image régionale complexe

Les défis géopolitiques et géoéconomiques de l’Ukraine ne se limitent pas au seul voisin russe. Au nord, le Bélarus, du fait de ses capacités de raffinage très développées, est le principal fournisseur d’hydrocarbures du pays – grâce à l’apport de brut venant de Russie – assurant la livraison de plus des deux tiers des besoins en diesel de l’Ukraine. En plus du durcissement des autorités, qui continue de violemment réprimer la contestation née lors des élections de 2020, le régime de Loukachenko est accusé de mener une « guerre hybride » contre la Lituanie et la Pologne, tout en se rapprochant toujours plus de Moscou. Le dilemme se pose donc déjà pour l’Ukraine, qui doit trouver un bon équilibre entre maintenir des bonnes relations avec son voisin pour continuer à bénéficier d’hydrocarbures bon marché, tout en emboîtant le pas de l’UE qui souhaite isoler Minsk sur la scène internationale.

Au sud, un différend menace les relations avec la Moldavie, pourtant allié traditionnel de Kiev et partenaire de l’UE également. Les autorités ukrainiennes prévoient depuis 2016 de construire pour plus d’un milliard d’euros six nouvelles centrales hydrauliques sur le Dniestr, fleuve qui irrigue également la Moldavie, où il est l’une des principales sources d’eau. Pour les Ukrainiens, il est surtout une importante source d’énergie, puisqu’il alimente déjà la plus grosse station hydraulique d’Europe, située à Novodnestrovsk, que les autorités locales aimeraient élargir. Beaucoup d’experts mettent en garde contre les dommages environnementaux, voire l’ensablement du Dniestr que la construction de barrages supplémentaires pourrait provoquer. Pour l’instant la lenteur des travaux et les négociations en cours entre Kiev et Chisinau permettent de contenir le problème. Mais cette affaire rappelle que les énergies renouvelables ne sont pas exemptes de potentiels contentieux avec ses voisins.

À l’ouest, les tensions avec la Hongrie de Viktor Orbán perdurent depuis la loi de 2017 imposant l’ukrainien comme langue d’éducation au niveau secondaire. Le gouvernement de Viktor Orbán avait à l’époque réagi en y voyant une attaque contre la minorité hongroise vivant en Transcarpatie. Ce grief se combine maintenant à la russophilie très prononcée de Budapest, qui a rejoint le schéma de contournement de l’Ukraine conçu par Moscou. Car cette stratégie ne s’opère pas uniquement par le nord : au sud, Turkstream transporte également du gaz russe en Europe via la Bulgarie et la Serbie, et est relié à la Hongrie depuis le 1er octobre 2021. Alors que les prix du gaz explosent partout dans le monde, Budapest a pu négocier un contrat de 15 ans, qui inclue l’option avantageuse d’un prix gelé pour les 10 prochaines années. Kiev n’a pas caché sa « surprise » et sa « déception » et annonce vouloir saisir la Commission européenne pour analyser la légalité de cette manœuvre.

Faire du partenariat une priorité

Dans ces conditions, Kiev cherche à renforcer ses partenariats, au risque d’ajouter un isolement énergétique à son isolement géopolitique. En guise de compensation pour la mise en route de NS2, Bruxelles semble avoir offert une piste crédible pouvant aider à rapprocher davantage l’Ukraine de l’UE. En 2020, au moment où les détails du Green Deal européen (EGD) étaient exposés, la Commission publiait une « feuille de route stratégique pour l’hydrogène », qui mettait en avant la nécessité d’inclure des partenaires internationaux de l’UE dans la production d’hydrogène. Parmi les « partenaires prioritaires », la feuille de route évoque « en particulier l’Ukraine », et prévoit de produire la moitié des besoins en hydrogène de l’UE parmi les voisins et partenaires. Dans cette répartition, l’Ukraine pourrait exporter jusqu’à 8 GW au marché européen à l’horizon 2030, soit près d’un huitième des besoins de l’UE. L’hydrogène étant produit avec de l’électricité, tout l’enjeu réside dans la production de courant à partir de SER. Produire le précieux gaz pourrait donc entraîner le secteur ukrainien de l’énergie vers toujours plus de SER pour répondre aux exigences du Green deal. Pour Andreas Umland, chercheur associé au Centre de recherche de Stockholm, ce partenariat contribuerait à « protéger l’Ukraine, acteur géopolitique d’importance en Europe de l’Est, tout en remplissant les objectifs de croissance rapide de la demande en énergies vertes en Europe. »

Kiev cherche à renforcer ses partenariats, au risque d’ajouter un isolement énergétique à son isolement géopolitique.

Le gouvernement ukrainien n’a pas non plus perdu de temps pour saisir cette opportunité.En juillet 2021, le Président Zelensky a validé une directive du Conseil national de sécurité et de défense (CNSD) destinée à « neutraliser les menaces dans le secteur énergétique », et qui inclue le projet de construction d’un gazoduc UE-Ukraine pouvant transporter le précieux gaz. À l’accord de coopération signé en août entre l’allemand RWE et l’ukrainien Naftogaz, s’ajoute l’initiative du Central European Hydrogen Corridor (CEHC), le rapprochement de quatre fournisseurs de gaz d’Ukraine, de Slovaquie, de Tchéquie et d’Allemagne, afin d’organiser le transport à venir de l’hydrogène de l’est jusqu’au cœur de l’Europe. Les prémices d’un partenariat se dessinent, que le ministre des Affaires étrangères ukrainien, Dmitro Kouleba, considère comme « un outil très sérieux pour l’Ukraine en vue de son intégration européenne ». Il va jusqu’à affirmer que « l’enjeu du développement de l’hydrogène en Ukraine n’est pas seulement énergétique. C’est un projet politique européen majeur qui peut radicalement changer l’équilibre des pouvoirs sur le continent européen. Sur le long terme, si l’Ukraine saisit sa chance, elle pourrait prendre la place qu’occupe actuellement la Russie en tant que fournisseuse de gaz ».

Devenir un fournisseur d’hydrogène pour l’Europe et en premier lieu l’Allemagne n’est cependant pas sans inconvénient. L’industrie métallurgique ukrainienne risque elle aussi d’avoir besoin d’hydrogène produit localement. Qui plus est, le risque existe que l’exportation à des prix élevés d’électricité vers l’UE sous forme d’hydrogène renchérisse le prix de l’électricité sur le marché ukrainien. Sans parler du fait que le développement de l’hydrogène reste pour l’instant à l’état de projet. L’Ukraine va devoir investir des sommes considérables pour rénover son réseau électrique, améliorer son efficacité énergétique – la plus mauvaise d’Europe – et surtout, développer ses sources d’énergies renouvelables. Pour de nombreux experts, ce besoin en financements rend la perte des frais de transit due à NS2 d’autant plus regrettable. « La transition énergétique, en Ukraine ou ailleurs, est un long processus. À court terme, elle implique l’abandon du charbon au profit du gaz. Ça n’est qu’après l’abandon complet du charbon que l’on pourra commencer à envisager le remplacement du gaz par des énergies renouvelables. Nord Stream 2 est donc très loin d’être une bonne raison de se lancer dans la transition énergétique, puisque sa construction contredit tous les intérêts de l’Ukraine tout en renforçant l’influence russe » regrette Anton Zorkin.

Les réactions en chaîne

Enfin, un élément essentiel manque pour comprendre les enjeux de la transition énergétique dans la région : la place du nucléaire. En effet, la question du futur de cette énergie aura des conséquences importantes en Ukraine. Avec un peu plus de la moitié de l’électricité du pays produite grâce au nucléaire, le gouvernement ukrainien cherche à moderniser, voire à étendre son réseau de centrales vieillissantes héritées de l’ère soviétique. Dans le cas où le nucléaire est reconnu comme énergie renouvelable et par conséquent éligible aux subventions du Green deal européen, tant Kiev que Bruxelles y gagneraient. D’une part, l’Ukraine pourrait potentiellement profiter des fonds européens pour financer la rénovation de ses centrales. Quant aux Européens, ils pourraient soutenir la transition énergétique ukrainienne tout en favorisant son indépendance énergétique, et ainsi contribuer à sécuriser cette zone de son voisinage.

Or, l’UE n’ayant toujours pas tranché quant à la place à accorder au nucléaire dans la transition énergétique, Kiev s’est tourné vers d’autres partenaires, en premier lieu les Américains. Fin août 2021, le président Zelensky était en visite à Washington pour plusieurs jours. Une invitation largement due à l’accord américain autorisant l’achèvement de Nord Stream 2. Entre plusieurs meetings, l’opérateur ukrainien Energoatom a notamment signé avec l’entreprise Westinghouse un accord de coopération pour développer des réacteurs nucléaires nouvelle génération en Ukraine.

Le débat qui entoure les questions énergétiques illustre toute la portée géopolitique des décisions prises par Bruxelles dans ce domaine, et des conséquences matérielles qu’elles peuvent avoir, surtout auprès d’un voisin et partenaire comme l’Ukraine. Un énième signal, s’il en fallait, venant rappeler à l’UE que son influence va au-delà de son « pouvoir normatif », et qu’elle possède un poids géopolitique déterminant. Avec le Green deal européen et la transition énergétique, l’UE a le potentiel d’orienter l’Ukraine dans sa quête d’indépendance énergétique, et par là d’arrimer solidement son voisin pour les années à venir. Aux deux parties de se montrer à la hauteur de leurs engagements.