Les écrits du penseur français Pierre Bourdieu (1930-2002) ont anticipé bon nombre des inégalités ressenties dans les sociétés post-industrielles d’aujourd’hui. Malgré les immenses ressources consacrées à l’éducation et les taux records de fréquentation universitaire, la promesse de mobilité sociale par l’égalité des chances sonne faux. N’est-il pas temps de réfléchir de manière critique à la fonction sociale de l’éducation ?

La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises intellectuelles, culturelles, symboliques. 

Il ne s’agit pas seulement de l’offre pléthorique de produits à consommer (audiovisuel, art, mode, etc.) pour satisfaire les besoins sociaux et psychologiques d’une large classe moyenne, mais aussi des actifs intangibles qui font la valeur des entreprises (marques, brevets, réseaux, etc.) et encore des compétences incorporées par les individus ou inscrites dans leurs titres éducatifs. Aujourd’hui la valeur totale de ce capital immatériel, quoique difficilement calculable, paraît excéder de beaucoup celle qui est attribuée aux simples biens tangibles: c’est la richesse intangible des nations. 

Sommes-nous prêts à reconnaître la logique perverse de la course au capital culturel ?

Mais c’est surtout son coût, c’est-à-dire la quantité de ressources naturelles investies dans l’accumulation de ressources abstraites, qui impressionne. Dès lors, il semblerait que si l’on veut comprendre la nature  spécifique du capitalisme du XXIe siècle, il faut examiner les lois qui régissent la circulation du capital immatériel. Il faut donc revenir incessamment à l’œuvre de Pierre Bourdieu, mais non sans faire tout d’abord un détour par Max Weber.

En effet nous devons à l’auteur d’Economie et société l’intuition fondamentale selon laquelle le capitalisme, en tant qu’ordre social bureaucratique qui vise au maximum de rationalisation, dépend de plus en plus de ses institutions éducatives et de leur capacité de délivrer des titres aux individus. “Capital culturel”, “capital social”, “capital symbolique”, “capital humain” sont autant de formules par lesquelles depuis les années 1960 les sciences sociales ont tenté de métaphoriser, conceptualiser, voire de quantifier la valeur immatérielle incorporée par les individus, en opposition à la pure valeur économique constituée par le capital au sens strict (patrimoine et actifs tangibles). 

Weber en son temps avait déjà remarqué que la seule catégorie de classe, construite sur la base de critères économiques, n’était pas suffisante pour expliquer les inégalités dans le capitalisme bureaucratique: celles-ci dépendent tout autant du statut des individus. La sociologie successive, notamment celle de Bourdieu, s’est attachée à examiner les rapports de convergence et de divergence entre capitalisation économique, culturelle et sociale: il est désormais acquis qu’un haut capital culturel puisse coexister avec un bas capital économique, comme c’est souvent le cas dans les professions intellectuelles. Les plus récentes études sur la stratification sociale, comme celle dirigée par Mike Savage au Royaume Uni en 2013, prennent en compte les différentes combinaisons entre ces trois formes de capital.

En effet, au sein de l’immatériel il y a encore une différence de taille entre le culturel et le social. Si le capital culturel au sens strict est incorporé par l’individu, principalement dans sa mémoire, mais aussi objectivé dans ses propriétés (livres, vêtements…) et institutionnalisé par ses titres, le capital social est attribué de l’extérieur à l’individu, inscrit dans la mémoire des autres individus ou dans les relations mêmes. On pourrait aussi ajouter qu’un individu ne peut pas faire grand usage de son capital culturel si celui-ci n’est pas objectivé, institutionnalisé puis converti en capital social, c’est-à-dire reconnu par la société à travers une médiation institutionnelle ou réputationnelle; mais il peut bien sûr utiliser son capital culturel pour incrémenter son capital social (c’est ce qui arrive, par exemple, en passant un concours) et par son capital social acceder au capital économique.

Le concept de capital culturel était déjà à l’œuvre des siècles avant sa conceptualisation, dès l’aube des temps modernes avec le développement des administrations publiques, voire au Moyen-Âge avec les premières universités. Accroître sa condition à travers un investissement de ressources économiques dans sa formation culturelle, voilà l’étonnant mécanisme de conversion et reconversion qui préside à la reproduction sociale. Il s’agit de transformer une forme de capital en une autre forme de capital – un capital de compétences, de relations, de titres… – dans le but finalement d’obtenir plus de capital qu’on en avait investi au départ. La bureaucratisation du monde moderne a donc tous les traits d’un capitalisme culturel. Or l’éducation universelle et gratuite, garantie en France depuis 1881 sur la base des principes de 1789, était censée avoir lissé ce genre d’inégalités.

La question est donc de savoir si le même investissement produit systématiquement le même retour, ou si d’autres facteurs entrent en jeu. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron tenteront d’y répondre dans deux livres célèbres de 1964 et 1970, Les Héritiers et La reproduction: les sociologues montrent que chaque individu entre dans la machine éducative avec la dotation de codes et de compétences qui lui vient de son milieu d’extraction, et en ressort certes avec une dotation accrue mais sans que les écarts de départ se soient lissés. Or ce sont ces écarts qui vont déterminer la “distinction” qui a son tour détermine les différences socio-économiques, précisera Bourdieu en 1979. Les individus qui avaient plus de capital culturel au départ ont pu le faire fructifier plus que ceux qui en avaient moins. Les choses ne se sont pas améliorées depuis. La promesse de mobilité sociale serait-elle donc une leurre?

On ne saurait surestimer le rôle du système éducatif dans la société contemporaine. L’école et l’université servent à la fois à transmettre les éléments partagés de la socialisation primaire, les compétences requises par le système productif sur la base d’une différenciation fonctionnelle des tâches, ainsi que les titres qui permettent d’affecter les individus à leurs fonctions. D’une part le système égalise, de l’autre il différencie; mais les différences sociales et économiques qu’il fabrique, et qui remplacent les différences naturelles, sont censées être justifiées par le mérite. C’est ainsi une quatrième fonction fondamentale que le système éducatif réalise de surcroît, celle de justifier l’ordre social. Il faut bien combler l’écart entre la promesse d’égalité et les inégalités qui persistent: ce sera par l’échec scolaire. L’école et l’université composent un sous-système qui produit la légitimation dont se sert le système politique-économique pour opérer. Sans cette légitimation, il n’est pas certain que le système continuerait à fonctionner.

Ainsi lorsque Bourdieu dénonce les contradictions du système éducatif républicain, l’enjeu est de taille: s’il s’avère que le sous-système éducatif n’est pas effectivement en mesure de garantir l’égalité des chances, c’est à dire de mettre à plat les différences en entrée, c’est tout le système politique-économique fondé sur l’idée libérale – ce que l’on nomme en France la République – qui est mis à mal. Or la conclusion du sociologue peut s’énoncer tout simplement: l’école et l’université, en France, n’égalisent pas. Les différences en entrée du système se retrouvent en sortie. Si cela est vrai, mais surtout si cela apparaît en pleine lumière, le système éducatif va bien réaliser ses trois fonctions les plus évidentes – socialiser les individus, leur donner des compétences et les affecter à des tâches – mais pas la quatrième. Et ne pouvant pas servir de dispositif d’égalisation, il laisse le système politique privé de son fondement métapolitique. 

s’il s’avère que le sous-système éducatif n’est pas effectivement en mesure de garantir l’égalité des chances, c’est tout le système politique-économique fondé qui est mis à mal.

Depuis quelques années, un débat sur la méritocratie fait rage. Des auteurs tels que Michael Sandel aux USA et David Goodheart au Royaume-Uni ont dénoncé les effets inégalitaires des processus de sélection professionnelle, ainsi que ses externalités morales: défaut de reconnaissance, frustration, névroses de classe… Des économistes tels que Robert Frank ont analysé les dysfonctionnement d’une “winner takes all society” qui oblige à la suraccumulation improductive de capital immatériel afin de sélectionner son capital humain: Thorstein Veblen avait déjà dénoncé ce risque il y a un siècle; Ibn Khaldun il y a presque un millénaire. 

Car la conversion du capital culturel en capital économique est une alchimie complexe, censée opérer en deux moments distincts. Tout d’abord, les institutions éducatives fonctionnent comme des transformateurs: elles consomment de la richesse matérielle pour produire une richesse intellectuelle. Mais ce qui fait que cette richesse immatérielle se retraduise en monnaie sonnante, c’est qu’il y ait ensuite une demande à satisfaire: dans le passé des administrations publiques, un clergé qui embauche, ou tout simplement assez de clients pour les médecins et les avocats qui s’offrent; aujourd’hui un ample secteur tertiaire. Il faut que le capital culturel “fasse réaction” avec le capital social. Ainsi retrouve-t-on ici le schéma marxien argent-marchandise-argent, qui ne peut se réaliser qu’à condition d’une valorisation sur le marché. Sans quoi, investir en capital culturel peut aboutir à une perte nette: les places sont chères, et ceux qui auront plus de difficulté à valoriser leur capital culturel sont ceux qui viennent de contextes plus défavorisés. Pourtant, les coûts associés à son accumulation ne font qu’augmenter, en suivant une logique de “course aux armements”: ainsi se creuse un gigantesque passif de coûts irrécupérables et improductifs, pour financer une course dont les résultats sont connus d’avance. Une part considérable des patrimoines, des revenus, des dépenses publiques et privées, des énergies, des rêves, ainsi que des ressources matérielles de la planète sont brûlées dans ce rituel de pure justification de l’ordre social. Il en coûte de plus en plus de reproduire le monde tel qu’il est.

Ainsi posé, le problème est loin d’être tout simplement un problème de ressources insuffisantes: une course aux armements ne se résout pas en s’armant de plus en plus, ce qui aurait comme seul effet de creuser les inégalités et gonfler les dépenses. Dès 1964, Bourdieu refusait de considérer que la solution était de nature économique. Pour faire face à la mécanique perverse du capitalisme culturel, il faut la désamorcer. Freiner la course à la distinction comme l’on régule les marchés financiers et le trafic routier. Cela signifie, au final, que les employeurs publics et privés devraient accepter une part d’incertitude majeure dans leurs processus de sélection du capital humain. Plus généralement, une politique post-productiviste devra s’habituer à penser plus en termes de régulation que d’investissement.

L’accumulation massive du capital culturel va avec une augmentation de dépenses collectives et une érosion de la légitimité du système: c’est donc une fragilité profonde de l’ordre social que dévoile son analyse. Un demi-siècle après les premières études de Bourdieu, sommes-nous prêts à reconnaître la logique perverse de la course au capital culturel? Si nous ne sommes pas en mesure d’imaginer une meilleure façon de garantir la différenciation fonctionnelle des sociétés complexes, il faudra se résoudre à leur effondrement.

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