« Quel est le remède miracle ? » Voici la question à laquelle Kate Raworth est sans cesse confrontée. En tant qu’économiste et autrice de « La théorie du Donut », sa vision de la voie à suivre dans les trente années à venir est aussi simple que claire. « Les remèdes servent à soigner. C’est plutôt une graine susceptible de faire éclore du neuf et pas soigner l’ancien, que je recherche. Que devons-nous planter pour que la conception de nos institutions, de nos systèmes financiers et de notre cadre économique s’avère propice à la régénération et à la répartition ? »

Tine Hens : D’après la théorie du Donut, comment changer notre système économique pour qu’il réponde aux besoins de la planète ? [1]

Kate Raworth : Il suffit de le faire. Voilà ! On propose les lois qui doivent être proposées. On crée des législations et on développe des pratiques auxquelles on croit plutôt que de discuter sans fin des raisons pour lesquelles on n’y parviendra pas. Prenez le système financier : il faut le faire entrer dans une relation adéquate avec le seul ensemble de lois que nous sommes incapables de modifier – la dynamique du système terrestre. Nous ne contrôlons pas le climat – nous pouvons le changer mais nous ne contrôlons pas ce changement –, nous ne contrôlons pas les cycles de l’eau, du carbone, de l’oxygène et de l’azote. Ils constituent les données de base de notre planète. Nous devons repenser nos institutions de manière à les placer dans une relation adéquate avec les cycles du vivant et à les rendre intrinsèquement redistributives. Changer de modèle requiert des lois et de réglementations. C’est la raison pour laquelle l’Europe pourrait prendre le leadership en la matière, avec son pouvoir de réglementation pour – actuellement – 28 pays.

Quels types de réglementations et de lois sont cruciaux ?

Permettez-moi d’abord d’expliquer pourquoi les lois et les règlementations sont essentielles. En fin de compte, l’économie, ce sont des lois. Non pas le genre de lois inventées par les économistes néo-classiques pour prouver que l’économie est une science aussi solide que la physique newtonienne. La loi de l’offre et de la demande, la loi du marché, la loi des rendements décroissants : l’économie n’est pas sous-tendue par des lois à ce point figées. Le croire, c’est mimer le fonctionnement de la science. L’économie est un système dynamique en constante évolution et dépourvu de loi : il n’y a que des modèles. Au XXIe siècle, ce modèle devrait s’appuyer sur la régénération pour faire en sorte que notre utilisation de la matière et de l’énergie s’insère dans les cycles du vivant et les limites de la planète. Mais il doit également être redistributif, de manière à ce que les dynamiques de fonctionnement des marchés ne concentrent pas la valeur et les rendements dans les mains d’une minorité de 1% – comme c’est le cas actuellement – mais les répartissent efficacement entre tous.

Fixer un prix aux combustibles fossiles peut constituer un bon outil, mais cela ne suffit pas. Il faut transformer les bases de toute la production.

Donc, pour revenir à votre question, comment allons-nous y arriver ? En régulant notre modèle économique. Les économistes néo-classiques et néo-libéraux sont trop focalisés sur le mécanisme des prix. Fixer un prix aux combustibles fossiles peut constituer un bon outil, mais cela ne suffit pas. En fin de compte, il faut transformer les bases de toute la production. Et cela ne consiste pas à demander aux comptables des entreprises comment pratiquer l’optimisation fiscale. Non, cela oblige les entrepreneurs à revoir le cœur de leurs processus. Décider, comme l’a fait l’Europe, d’interdire les matières plastiques à usage unique à partir de 2025 ou les sacs en plastique à partir de l’année prochaine constitue une réglementation claire qui affectera le cœur de l’industrie du plastique et de l’emballage. Les acteurs du secteur ne peuvent se contenter de recalculer leurs frais : ils sont tenus de repenser leurs bouteilles et de réorganiser leurs chaînes d’approvisionnement. Les changements que les lois et la réglementation sont susceptibles d’entraîner à long terme s’avèrent beaucoup plus fondamentaux que ce que peut provoquer un mécanisme de prix. Si vous voulez changer le monde, il faut changer les lois. C’est de plus en plus évident pour moi.

La Commission européenne a publié sa vision d’une Europe zéro émission en 2050. Imaginons qu’on soit en 2050. À quoi ressemble notre système économique ?

Est-ce un monde dans lequel nous gagnons ou perdons ?

C’est votre choix.

Je suis plus intéressée par le monde dans lequel on gagne, celui qui nous fait entrer dans un XXIe siècle prospère. L’UE aura renommé et restructuré sa DG Croissance en DG Prospérité et les économistes se seront familiarisés avec la complexité, auront intégré à leurs modèles le langage de la dynamique des systèmes, et admis que rien n’est stable. Le Pacte de stabilité et de croissance sera considéré comme obsolète et sera réécrit et rebaptisé Pacte de résilience et de prospérité.

Plusieurs institutions et directions générales de l’UE analyseront chacune des politiques à venir en demandant si elles font partie d’un projet régénérateur et redistributif. Ce sera la pierre angulaire principale : cette politique rapproche-t-elle nos manières de travailler et nos modes de vie d’une intégration au cycle du vivant ? Cette politique distribue-t-elle, en amont, les sources de création de richesse afin de créer une société plus écologique et plus équitable ? Toutes les recherches dont nous avons connaissance, même celles du Fonds monétaire international, confirment en effet que, l’économie ne prospère pas dans une société très inégalitaire. J’aimerais que la DG Prospérité produise chaque année un rapport sur le concept de donut, qui montre à quel point les pays européens mettent en place des politiques qui nous réinsèrent dans les limites du changement climatique, réduisent la perte de biodiversité, régénèrent les systèmes vivants et diminuant l’érosion des sols. Je ne m’attends pas à ce que nous parvenions exactement à destination, mais c’est clairement vers ce point que nous sommes en train de nous diriger.

Comment les marchés financiers réagiraient-ils au remplacement de la DG Croissance par la DG Prospérité ?

Tout d’abord, nous mettrons la finance au service de l’économie et des citoyens plutôt que l’inverse. La propriété et la finance sont essentielles au changement et à la transition dont nous avons désespérément besoin. Je l’appelle le « grand schisme ». Un énorme fossé prévaut fréquemment entre le but d’une entreprise – la plupart des entreprises veulent faire du bien – et les intérêts des actionnaires, que je préfère appeler les « négociants en actions ». Il s’agit du schisme entre l’entreprise régénérative du XXIe siècle et le vieux concept extractif du siècle dernier. Si vous appartenez au marché boursier, à ces fonds de pension ou à ces sociétés d’investissement qui se soucient davantage du rendement rapide des investissements que de celui de la société, il est tout simplement impossible de devenir une entreprise régénérative et de souhaiter non seulement être bonne ou faire le bien, mais aussi donner en retour à la société. J’ai rencontré une femme qui travaille pour un fonds de pension. « Je suis en charge des investissements responsables », m’a-t-elle dit. « Eh bien, qui est en charge des investissements irresponsables ? », ai-je demandé. « Moi », a répondu un homme qui se trouvait à côté de moi. Un jour, et j’espère demain plutôt qu’après-demain, cette division n’existera plus. Une fois de plus, cela dépend de notre modèle en matière d’institutions. La finance est un modèle, l’argent est un modèle, et notre modèle actuel conserve tout son pouvoir, car il génère des rendements financiers pour une minorité.

Remplacer « croître » par « prospérer » ne relève pas seulement de la substitution sémantique : il s’agit de refonder le système économique, mais aussi la sécurité sociale. Comment payer la protection sociale et les retraites sans croissance économique ?

Ce qui me frappe dans cet argument, c’est le présupposé selon lequel la sécurité sociale n’est que de l’argent jeté par les fenêtres et que la financer requiert dès lors toujours plus d’argent. Ce n’est tout simplement pas vrai. La sécurité sociale est un mécanisme redistributif. La répartition de la propriété économique étant tellement inégalitaire, les plus démunis n’ont pratiquement aucun moyen de gagner un revenu et n’ont absolument pas accès aux sources de la création de richesse. Le revenu est donc redistribué pour compenser cet échec du système. Mais les bénéficiaires de la sécurité sociale ne thésaurisent pas cet argent sous leur matelas ; ils le réinvestissent dans l’économie pour satisfaire leurs besoins les plus fondamentaux, comme la nourriture, le chauffage, le logement et les transports. Ce flux régénère l’économie par la base, mais l’état d’esprit qui veut que l’argent versé à la sécurité sociale soit perdu continue à prévaloir. C’est la première chose à changer.

Le personnel politique pense encore avoir besoin de croissance pour créer des emplois, mais cette dynamique était en réalité passagère.

Mais nous devons aller plus loin. Pourquoi redistribuer le revenu si l’économie peut être propice à la répartition dans sa conception même ? Par exemple en donnant aux gens les moyens de démarrer des petites et moyennes entreprises, de posséder une part de l’entreprise qui les emploie – comme le fait John Lewis au Royaume-Uni, mais il existe beaucoup d’autres exemples d’entreprises appartenant à leurs employés –, de générer de l’énergie et de fonder leur coopérative énergétique. C’est une opportunité sans précédent : l’énergie, la communication et la montée en puissance de l’open source – un modèle susceptible de transformer la production de biens et de services pour en assurer une répartition équitable en amont plutôt qu’en aval – peuvent s’avérer redistributifs en eux-mêmes.

Il y a un autre argument que je voudrais démystifier. Il se base sur la loi d’Okun, une autre loi économique qui s’est révélée constituer une corrélation et une dynamique passagère plutôt qu’une loi. [2] Au XXe siècle, la relation entre croissance économique et plein emploi a été très étroite. Le personnel politique pense encore avoir besoin de croissance pour créer des emplois, mais cette dynamique était en réalité passagère. Dans de nombreuses entreprises, la proportion d’argent créé qui va aux actionnaires augmente, tandis que les salaires diminuent. Si Okun pouvait observer la concomitance actuelle de la croissance du PIB et de la stabilité ou la baisse des salaires, il reconnaîtrait : «Je me suis trompé en énonçant ma loi, ce n’est qu’un modèle ». Il y eut en effet un temps où les bénéfices de l’expansion économique allaient aux travailleurs, mais nous vivons désormais le capitalisme actionnarial. Aujourd’hui, nombre de politiciens ont plus de 40 ans. Ils ont reçu la même éducation économique que moi, plaçant le marché au centre et la croissance comme objectif – c’est la longue queue de comète d’une pensée économique dépassée.

Mais cette idée de post-croissance, voire de décroissance, n’est-elle pas très occidentalo-centrée ? Il est assez facile de supposer que l’économie devrait cesser de croître après avoir atteint un certain niveau de bien-être.

Bien sûr. J’ai vécu trois ans à Zanzibar, en Tanzanie, où de nombreuses personnes vivaient sans chaussure, ni toilette, ni assez de nourriture pour manger tous les jours. Elles méritent et ont droit à l’éducation et aux soins de santé, à la mobilité et à l’espoir que leurs enfants pourront s’épanouir. Dans le processus qui les mènera à une vie plus prospère, je m’attends à ce que la quantité de biens et de services vendus sur le marché augmente. Un marché sain augmente les biens et services vendus, de même que les biens communs. Les technologies permettant aux ménages de s’épanouir, aux femmes de transporter moins d’eau et de carburant doivent se développer. Je m’attends évidemment à ce que ces économies se développent et utilisent davantage de ressources matérielles. C’est précisément pour cette raison que les pays à revenu élevé doivent décélérer.

A diagram of doughnut economics: between its social foundation of human wellbeing and ecological ceiling of planetary pressure lies the safe and just space for humanity.

Mais je ne souhaite pas que leurs économies se développent indéfiniment. Ce n’est tout simplement pas possible dans les limites de la planète. Dans la nature, rien ne croît sans fin à part les maladies mortelles. Tous les pays du monde se trouvent quelque part sur cette courbe de croissance. Certains sont prêts à décoller, d’autres ont atterri. Des pays comme la Zambie, le Népal ou le Bangladesh ont désespérément besoin de croissance pour répondre aux besoins de la population. Ils voient des pays comme les Pays-Bas ou la Belgique qui vivent avec des revenus astronomiques. Et tout ce que ces  derniers veulent, c’est seulement avoir encore plus ? Cela illustre l’absurdité de l’obsession de la croissance : quel que soit le niveau de richesse d’un pays, les décideurs estiment que la solution à tous les problèmes possibles réside toujours dans un surplus de croissance. Il ne s’agit de rien moins qu’un signe d’addiction – une addiction dangereuse. Parce que l’impact social et écologique d’un système exigeant une croissance sans fin est… en croissance. Il dégénère et détruit toutes les autres parties du système qui permettent à nos vies personnelles d’être épanouissantes.

Quelles sont les chances raisonnables que la DG croissance se transforme en DG Prospérité?

Je veux être déraisonnable. Le raisonnable est toujours le rationnel. « Sois raisonnable, mon cher, ne rêve pas ! » Mais il faut rêver ! Sinon, ils nous remettront toujours dans les clous. Il est temps de se lever et d’être déraisonnable. C’est parfaitement faisable. Il s’agit de changer les mentalités et les perspectives. La spécialiste de l’environnement, Donella Meadows, qui a écrit sur le changement de système, a déclaré: «Le changement de mentalité est le levier le plus puissant.» Sur un plan individuel, cela peut se produire en une milliseconde. En un clin d’œil, les écailles se détachent des yeux et nous voyons les choses différemment. Changer une société entière, c’est autre chose. Les sociétés se battent comme de beaux diables pour résister à un changement de paradigme. C’est ce que nous vivons aujourd’hui.

Le rapport de 2018 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat indique clairement que nous n’avons que 12 ans pour améliorer les politiques climatiques si nous voulons inverser les effets de la dégradation du climat. Avons-nous le temps de changer de système?

Depuis que le rapport a été publié, beaucoup l’ont évoqué en réagissant comme des lapins pris dans la lumière de phares et en affirmant : « Nous manquons de temps. Nous ne pouvons plus viser à transformer les systèmes. Nous devons cesser d’être ambitieux et travailler dans le système actuel. » Je pense que c’est dangereux. C’est une pensée qui peut figer les gens dans la peur et le désespoir. Mais c’est aussi la tactique de beaucoup de gens qui résistent au changement, nient le problème ou le reportent jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour le résoudre. Nous n’arriverons jamais à ce que nous devons être si nous devenons soudainement pragmatiques et si nous ne visons pas une économie, des institutions et un système financier propice à la régénération et à la redistribution dans sa conception même. On ne peut pas se permettre de viser moins.

[1] Kate Raworth, La théorie du Donut : l’économie de demain en 7 principes, Plon, 2018.
[2]Selon la loi d’Okun, il existe une relation inverse entre le taux de croissance du PIB réel et le taux de chômage. Pour que le chômage diminue de 1%, le PIB réel doit augmenter de 2 points de pourcentage plus vite que le taux de croissance du PIB potentiel.

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