L’Espagne, qui a fini fortement agitée l’année 2015 avec les élections législatives du 20 décembre, le sera de nouveau sans nul doute autant en 2016. Trente ans après sa transition démocratique post-Franco, elle aborde une nouvelle transition vers un autre régime politique encore à définir.

Fin du système bipartisan, victoire de la pluralité

Premièrement, les élections espagnoles du 20 décembre ont apporté plus de questions que de réponses. Elles étaient sensées fermer le cycle culturel ouvert par les indignés en 2011 puis transposé en politique par Podemos au début de 2014[1]. Une chose est sûre, au-delà des simples résultats électoraux le cadre de pensée des indignés puis de Podemos marque fortement aujourd’hui l’agenda médiatique espagnol : la démocratie[2] et la corruption sont plus que jamais des axes centraux du débat politique et social. En même temps, ces résultats —où les partis émergents (Podemos et Ciudadanos) se payent une part de lion électorale conséquente sans pour autant dépasser les partis traditionnels (PP et PSOE) — ne permettent pas d’envisager pour l’instant de gouvernement stable : le bipartisme a été durement touché mais son successeur n’est pas encore connu.

Ainsi, même si le Parti Populaire a perdu des millions de voix, il reste la première force politique du pays avec 123 sièges (et conserve la majorité absolue au Sénat). Le Parti socialiste obtient les pires résultats depuis le retour de la démocratie en Espagne mais se maintient comme seconde force avec 90 sièges. Podemos (et ses alliés en Catalogne, Galice et Pays Valencien) rentre puissamment dans le Congrès Espagnol avec 69 sièges mais ne réussit pas à dépasser le PSOE. Ciudadanos, avec 40 sièges, se taille une bonne part du gâteau mais finalement en-deçà de ses attentes. Ajoutons à cela qu’Izquierda Unida, le front de gauche à l’espagnol, disparaît pratiquement (2 sièges) et que les partis régionalistes et/ou nationalistes seront toujours des pièces incontournables de l’échiquier politique[3].

Au vu de ces chiffres, le grand vainqueur du 20 décembre, c’est donc avant tout la pluralité. Les urnes ont certes parlé mais n’ont laissé aucun mode d’instruction claire sur comment ordonner cette diversité. Pêle-mêle on retrouve des envies de changement (principalement chez les jeunes) et la peur du changement (chez l’électorat plus âgé), des appels à la plurinationalité de l’Espagne ou à l’opposé à son unité, le ras-le-bol de la classe politique traditionnelle et de la corruption, des demandes de plus politiques sociales mais avec un fort bloc de droite (ancienne ou nouvelle sauce), des résultats très hétérogènes selon le territoire, etc. On retrouve aussi une forte dose de surenchère et de surréalisme : Dali et Buñuel (ou Kafka et Magritte) sont d’ailleurs de bonnes références culturelles pour cette nouvelle transition espagnole !

Et l’écologie politique dans tout ça ?

Le parti vert espagnol se présentait avec Podemos et le résultat à été particulièrement bon : trois élus. Ce sont les deux porte-paroles, Rosa Martínez (2ème en Bizcaye, Pays Basque) et Juan López de Uralde (tête de liste en Álava, Pays Basque) ainsi que Jorge Luis (tête de liste À Huesca, Aragon). Au Pays Basque, là où le rôle d’EQUO a été le plus tangible, Podemos est arrivé en tête !

Malgré cela, ne nous y trompons pas : même si EQUO a contribué de façon positive au programme de Podemos (par exemple avec l’introduction du nouveau modèle énergétique durable), l’écologie fut marginale en campagne électorale (qui coïncidait pourtant avec COP21 !) et n’est toujours pas une de ses priorités politiques et de communication. Il est clair que, pour l’instant, l’écologie politique a pris la vague du changement mais qu’en revanche la vague du changement n’a pas encore fait de l’écologie politique sa bannière[4].

Formation du gouvernement : entre lignes rouges et lignes vertes

Les possibilités de coalition gouvernementale sont les suivantes :

  • Grande coalition à l’allemande : PP-PSOE-Ciudadanos. En théorie impossible (à l’heure où j’écris ces lignes) du fait du véto du PSOE. Cette option a les faveurs de la Commission européenne, de l’Eurogroupe et des marchés qui veulent avant tout un gouvernement stable et le moins rebelle possible contre leurs grandes politiques économiques d’ajustement structurel.
  • Variante: coalition en minorité du PP grâce à l’abstention de Ciudadanos et du PSOE. Impossible, en théorie, pour la même raison.
  • Coalition progressiste à la portugaise : PSOE-Podemos-IU. Option préférée du leader du PSOE et de ceux de Podemos (qui a fait une proposition concrète dans ce sens) mais qui butte (à l’heure où j’écris ces lignes) sur les réticences à l’intérieur du PSOE, les conditions pratiques d’un tel accord ou sur la question du référendum en Catalogne. Le PSOE demande à Podemos de renoncer au référendum en Catalogne et inversement Podemos —sous l’influence de ses alliés catalans— pose comme condition sine qua non au PSOE un référendum à l’écossaise. Chacun sait très bien que les conditions de l’un ne sont pas acceptables par l’autre. En plus cette coalition, à différence du Portugal, aurait besoin des votes des partis nationalistes basques et/ou catalans pour voir le jour. Et eux-mêmes insistent aussi sur la question du référendum…

 

Pour l’instant, nous sommes dans une tactique de lignes rouges. Si elle reste inchangée, cela nous dirige tout droit vers de nouvelles élections au printemps. C’est d’ailleurs ce que pourrait souhaiter au fond Podemos, dans l’espoir de pasokiser un peu plus le PSOE et réussir cette fois-ci son sorpasso, ce qui au vu des sondages ne serait pas impossible[5]. Cependant, même si certaines positions pourraient évoluer, les grands équilibres devraient rester les mêmes avec de nouvelles élections. Il en restera bien certainement un panorama aussi complexe et divers que l’actuel mais avec une différence de taille : la lutte pour l’hégémonie dans l’espace social-démocrate.

Étant donné que le rapport de force dans sa globalité ne changerait pas, tôt ou tard il faudra donc que la politique espagnole et ses représentants s’habituent une fois pour toute à accepter et à gérer la pluralité  de la société espagnole et l’interdépendance de ses parties entre elles (et avec l’Europe). Basculer d’un système bipartisan à un véritable système parlementaire signifie que le dialogue, le pacte et les “lignes vertes” devraient être les nouvelles règles pour arriver à créer des majorités politiques stables, celles où tout le monde cède et apporte à la fois.

La Catalogne, pièce incontournable du casse-tête espagnol

Et bien sûr ce tableau est encore plus compliqué si l’on prend en compte l’indissociable situation politique en Catalogne. Finalement, après des semaines d’incertitudes et de rebondissements plus ou moins surréalistes, les indépendantistes ont trouvé un accord pour la formation in extremis d’un gouvernement. Le parti de centre-droit néo-indépendantiste et la gauche anticapitaliste et indépendantiste ont signé une alliance contre nature (si on la regarde du point de vue de la contradiction capital/travail) pour essayer de culminer le processus d’indépendance de la Catalogne (en priorisant la question nationale sur les questions sociales et environnementales).

Rien n’est moins sûr pourtant que la feuille de route vers l’indépendance exprès en 18 mois soit un tant soit peu réaliste : les indépendantistes ont perdu le plébiscite du 27 septembre 2015, ont plus de 50% de la propre population catalane contre la rupture d’avec l’Espagne, la légalité du processus est plus que douteuse, toutes les chancelleries européennes (et internationales) sont contre, l’agenda social de la bourgeoisie catalane (qui a autant coupé dans les budgets de la santé et de l’éducation que le PP espagnol, pro-TAFTA, empêtré dans des scandales de corruption, etc.) reste aux antipodes des anticapitalistes municipalistes d’ascendance anarchiste (anti-euro, anti-Europe, anti-TAFTA, etc.). Sous peine de plus en plus de dégâts dans le vivre ensemble et dans le tissu socio-économique catalans (et espagnols), la Catalogne, à l’image ni plus ni moins du reste de l’Espagne, reste devant le défi d’accepter et de gérer aussi sa propre diversité (et interdépendance).

Paradoxalement, cette nouvelle conjoncture pourrait redonner finalement plus de poids, sans pour autant l’assurer, à une grande coalition pour l’unité de l’Espagne et qui regrouperait le PP, le PSOE et Ciudadanos. Comme c’est souvent le cas, les nationalismes de tout bord se renforcent mutuellement.

Une nouvelle transition: oui mais laquelle ?

L’Espagne est rentrée dans les prolongations du cycle culturel et politique initié en 2011. Malgré le génie de tous les experts en boules de cristal, cette nouvelle transition espagnole est avant tout marquée par le sceau de l’incertitude : nous sommes autour d’un point critique et d’inflexion où le système chaotique peut basculer vers une transition ou vers une autre.

Et la direction qu’empruntera finalement l’Espagne aura évidemment à son tour d’importantes conséquences pour le reste de l’Europe. Pendant qu’une grande coalition à l’allemande renforcerait les politiques européennes d’ajustement structurel de ces dernières années, une coalition à la portugaise apporterait un peu d’eau au moulin à la dynamique anti-austérité.

Une nouvelle transition s’approche donc. Reste à savoir laquelle : réforme superficielle de la Constitution espagnole ou processus constituant ? Recentralisation du pouvoir ou réforme territoriale avec référendum(s) à la clé ? Changements structurels ou simple renouvellement des élites ? Réforme de façade du régime de 1978 ou rupture vers un autre régime ? Et dans tous les cas, reste à savoir aussi la capacité de l’écologie politique à influencer cette transition[6] car, au vu de la crise de civilisation que nous vivons, la nouvelle transition sera écologique et juste ou elle ne sera pas.

 

Notes

[1] Voir mon analyse de Podemos ici.

[2] Symbolisée dans le narratif de Podemos par la lutte du peuple contre les élites et de ceux d’en bas contre ceux d’en haut.

[3] Tous les résultats des élections espagnoles peuvent se consulter ici.

[4] Dans cet article “La nouvelle transition sera écologique et juste ou ne sera pas“, j’analyse plus en profondeur le résultat d’EQUO et je reviens aussi sur la (petite) place de l’écologie dans ce nouveau cycle politique.

[5] Voir ici par exemple. Cela reste tout de même un pari risqué pour Podemos, surtout au vu de ses alliances territoriales multiples.

[6] Voir mon interview dans Reporterre.