Le philosophe colombien Omar Felipe Giraldo, chercheur basé à Mexico, dresse le portrait de l’écologie politique en Amérique Latine. La décision de sauvegarder les droits de la nature en Équateur et en Bolivie au début des années 2000 est souvent citée comme exemple à travers le monde, mais quelles en ont été les conséquences ? Dans cette interview consacrée aux luttes écologiques et sociales en Amérique Latine, Giraldo souligne l’importance des mouvements sociaux et met en garde contre l’illusion du changement venu d’en haut.

Le Comptoir : Dans quel contexte émerge l’écologie politique latino-américaine ?

Omar Felipe Giraldo : La principale caractéristique de l’écologie politique latino-américaine, c’est qu’elle est profondément liée aux mouvements sociaux qui se sont mobilisés « en defensa de la vida y del territorio » comme on dit en espagnol, « en défense de la vie et du territoire ». À quelques exceptions près, les intellectuels et le monde académique n’ont pas développé une réflexion écologique abstraite antérieure à l’existence de ces mouvements, ils les ont accompagné et s’en sont inspirés pour repenser leurs catégories politiques et philosophiques.

Pour comprendre les raisons qui ont poussé certaines populations à se mobiliser, il faut tenir compte de l’offensive extractiviste et des processus d’accumulation par dépossession qui ont secoué l’Amérique latine depuis le début du millénaire, mêmes si la vague de privatisation néolibérale commence plus tôt, dès les années 1980.

Qu’est-ce exactement que l’extractivisme ? Comment s’est manifestée concrètement cette offensive extractiviste ?

L’extractivisme, comme son nom l’indique, désigne “l’extraction” de grandes quantités de ressources et de “matières premières” destinées à alimenter l’accumulation du capital. Concrètement, à partir des années 2000, on a assisté à une hausse des investissements dans des projets miniers, en grande partie due au prix alors extrêmement élevé de minerais comme l’or, le charbon, le platine, les roches phosphoriques, le cuivre, le manganèse, le nickel et le coltan, sans même parler des prix faramineux du pétrole dans les premières années du XXIe siècle. Les barrages hydroélectriques se sont également multipliés.

Un autre phénomène important dans la région a été l’accaparement de terres. Pour ne donner qu’un exemple, la “République du soja transgénique”, à cheval sur le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay et la Bolivie, couvre une superficie qui est passée de 17 millions d’hectares à 46 millions d’hectares entre 1990 et 2010. Sur ce territoire, 20 millions d’hectares de forêts ont été abattus entre 2000 et 2010. Ce ne sont que quelques exemples des graves tensions qui déchirent les territoires habités par des populations indigènes et paysannes. C’est également ce qui permet de comprendre pourquoi ces populations ont joué un rôle primordial dans les luttes socio-écologiques latino-américaines.

Le sociologue mexicain Armando Bartra soutient qu’après la crise financière de 2008, le Capital a été obligé de « redescendre sur terre »,  de redécouvrir la matérialité qui est à la source des cycles économiques, pour ne pas entrer en crise. A-t-on alors observé une intensification de l’offensive extractiviste dont tu viens de nous parler?

Après l’éclatement de la bulle financière en 2007-2008, le capital spéculatif, pour compenser ses pertes, est passé de l’argent “fictif” à l’exploitation effrénée du pétrole, des hydrocarbures non-conventionnels, des minerais et des monocultures agricoles et forestières dans les pays du Sud global. Il est surprenant d’observer la correspondance entre la crise financière globale et la hausse des investissements dans des projets extractivistes. Ici dans le Chiapas, au Mexique, où je vis et enseigne, entre 2008 et 2013 la superficie de l’État allouée à la prospection minière est passée de 3 % à 30 %. Pour résumer, disons que les capitaux pour qui il n’était plus aussi intéressant d’investir dans la spéculation financière ont redécouvert la matérialité dont dépendent les cycles économiques : ils sont « redescendus sur Terre » pour reprendre l’expression d’Armando Bartra que tu évoquais, et qui plus est sur des territoires souvent “mégadivers”, où la Terre est particulièrement riche et abondante.

La situation latino-américaine montre que le néolibéralisme ne se caractérise pas par un retrait ou une absence de l’État, mais plutôt par un déplacement de son rôle, de moins en moins redistributif et de plus en plus répressif.

En France, nous vivons encore largement dans le mythe d’un État protecteur et régulateur. Quel rôle jouent les États dans la dynamique écocide du Capital en Amérique latine  ? S’efforcent-ils de la détenir ou l’encadrent-ils ?

Presque sans exception, les gouvernements des différents pays d’Amérique latine, qu’ils soient de droite ou de gauche, ont promu et favorisé ces investissements, en allouant des terres, en offrant des avantages fiscaux, en modifiant les institutions et les cadres juridiques, en construisant des infrastructures, en préservant les bas salaires et, si besoin est, en utilisant la force publique – policière ou militaire – ou des groupes paramilitaires (essentiellement au Mexique, en Amérique centrale et en Colombie) pour réprimer dans le sang les résistances.

Mais il existe également une stratégie “occulte” qui consiste à coopter les leaders des mouvements et à obtenir ainsi des loyautés clientélistes, notamment via la construction d’infrastructures dans les domaines de la santé et de l’éducation. La situation latino-américaine montre que le néolibéralisme ne se caractérise pas par un retrait ou une absence de l’État, mais plutôt par un déplacement de son rôle, de moins en moins redistributif et de plus en plus répressif. On pourrait même dire que l’État joue un rôle particulièrement important dans la phase néolibérale du capitalisme, qui a besoin de s’allier aux gouvernements en place pour créer les conditions favorables à l’accumulation du capital.

Dans quelle mesure et de quelle manière cette offensive et ces politiques ont-elles affecté la vie des populations et des territoires ?

Le principal effet à été la déterritorialisation. Celle-ci a souvent pris la forme d’un déplacement physique forcé des populations – typiquement lors de la construction de barrages hydroélectriques et de l’achat ou de l’accaparement de terres –, qui ont ainsi été obligées de migrer vers les villes nationales et internationales pour chercher du travail. Mais il existe également des formes de déterritorialisation in situ, sans déplacement physique, notamment lorsque les peuples perdent le contrôle de leurs moyens de reproduction sociale, désormais aux mains de grandes entreprises. Bien que les habitants continuent à vivre sur leurs anciens lieux de vie, ils sont désormais souvent pris au piège de ces méga-projets, condamnés à survivre dans des territoires dévastés.

Mais il faut voir que ces phénomènes de dépossession prennent parfois des formes particulièrement perverses, notamment lorsqu’ils ont lieu dans le cadre de projets de “développement durable” (parcs éoliens, projets de conservation REDD+ , sites éco-touristiques…). D’une façon ou d’une autre, ils créent une fracture dans les conditions d’existence matérielles et symboliques des peuples.

En France, il existe un mythe tenace selon lequel l’écologie serait un luxe de classes moyennes, de riches. L’expérience latino-américaine semble au contraire donner raison à l’économiste Joan Martínez Alier et à son concept « d’écologisme des pauvres ». Peux-tu revenir sur cette idée et nous dire quelles formes prend généralement la résistance en Amérique latine ?

Dans le contexte d’offensive extractiviste que nous venons d’évoquer, j’espère qu’il est désormais clair que les violences du capitalisme néolibéral ont renforcé les luttes des secteurs populaires pour défendre la vie face à ces projets de mort. Pour ces secteurs, lutter pour le territoire, ce n’est pas seulement lutter pour des espaces de haute valeur esthétique, symbolique ou scientifique, c’est lutter pour leur vie et leur subsistance.

Face à la privatisation et à la monopolisation, les populations en résistance se sont régulièrement proposées de réhabiliter les espaces communautaires et les formes collectives de régulation de la vie sociale.

L’accumulation par dépossession n’envahit pas seulement les espaces physiques mais également les manières d’être et de vivre des gens. Il ne s’agit donc pas nécessairement d’une lutte “environnementaliste”, comme s’il était dans l’essence de ces peuples de défendre et de protéger la nature, mais souvent de la seule alternative pour survivre. L’une des caractéristiques dont il faut tenir compte, c’est que plus s’intensifie l’hégémonie du modèle néolibéral, plus la crise du projet moderne de domination de la nature et des populations apparaît au grand jour. Dans ce contexte, nous assistons à une réinvention des identités et à une réappropriation de la nature et de la culture propre à chaque peuple, comme le souligne à juste titre le penseur écologiste mexicain Enrique Leff. Quant aux stratégies de lutte concrètes, il y a une multiplicité de répertoires d’actions collectives : action directe (blocages, affrontements), actions juridiques, création d’assemblées populaires ou de polices communautaires, etc.

Par-delà la simple résistance, quelles sont les alternatives concrètes mises en avant ? Tu dis souvent qu’il nous faut réapprendre à habiter ce monde que nous avons “déshabité”, quelles sont ces autres formes “d’habiter” et d’organisation collective que les peuples américains entendent défendre et promouvoir ?

Face à la privatisation et à la monopolisation, les populations en résistance se sont régulièrement proposées de réhabiliter les espaces communautaires et les formes collectives de régulation de la vie sociale : économies solidaires via des organisations paysannes ou indigènes fondées sur des principes de réciprocité et de redistribution, monnaies communautaires, troc, revitalisation des assemblées communautaires et création de polices villageoises, parfois de milices, réappropriation de langues vernaculaires lorsque celles-ci avaient été délaissées, de pratiques agricoles tombées en désuétude ou encore de connaissances locales. Signalons également l’intensification d’échanges de semences locales pour échapper aux monopoles exercés sur le marché des semences par les grandes entreprises agricoles. En résumé, les populations menacées cherchent à défendre le “commun” ou à le réinventer.

Tout ceci a entraîné une renaissance de la pensée et de la pratique de l’autonomie : de nombreuses communautés ont décidé de s’organiser autant que possible en marge de l’État et de ses appareils pour se concentrer sur la transformation directe du tissu social, en dehors des institutions établies.

La résistance des populations latino-américaines s’est également manifestée au niveau des imaginaires, notamment au travers de l’idée de “buen vivir”, bien-vivre en français, qui a trouvé une expression canonique dans la déclaration de Cochabamba et sa reconnaissance des droits de la Terre-Mère, la Pachamama. Peux-tu revenir sur cette idée et sur ses origines ?

Le livre d’Omar Felipe Giraldo consacré à l’idée de buen vivir

Le buen vivir est un concept patchwork, heuristique, dont l’ambition est de réunir l’ensemble de ces luttes sous une même bannière. Ce concept a été formé à partir de divers principes des peuples indigènes d’Amérique latine, qu’ils soient andins, méso-américains ou amazoniens. S’il fallait le résumer, je dirais que le buen vivir, c’est l’art de la vie “pleine” : pour ces peuples, bien vivre c’est comprendre qu’il n’est possible de bien vivre que si les autres vivent bien eux aussi, c’est comprendre que la communauté n’est pas seulement composée d’êtres humains, qu’elle inclut également les animaux, les forêts, les rivières, les montagnes, etc. Dans le cadre de cette philosophie, il n’y a pas de recettes ni de modèles magiques qui pourraient s’appliquer universellement, en toutes circonstances. Il est en revanche indispensable de pouvoir compter sur une spiritualité qui sache reconnaître les relations qui unissent toutes les entités du monde mais également sur une grande créativité pour que notre vie humaine puisse se déployer concrètement sans nuire aux écosystèmes.

Je dirais que le buen vivir, c’est l’art de la vie “pleine” : pour ces peuples, bien vivre c’est comprendre qu’il n’est possible de bien vivre que si les autres vivent bien eux aussi, c’est comprendre que la communauté n’est pas seulement composée d’êtres humains, qu’elle inclut également les animaux, les forêts, les rivières, les montagnes, etc.

S’agit-il véritablement d’une idée “traditionnelle” ou renvoie-t-elle davantage à un phénomène d’invention de la tradition et d’essentialisme stratégique (certains peuples affirmant qu’il est dans leur tradition de respecter la nature pour faire valoir leurs droits au niveau politique) ?

Indéniablement, ces perspectives existent, elle sont réelles, bien qu’elles soient incommensurables à tout projet politique au sens classique que nous donnons à ce terme. Il ne faut pas pour autant idéaliser la situation : ces peuples, comme tous les peuples, vivent avec leurs vertus et leurs horreurs. À notre époque, les séquelles du “développement” capitaliste sont observables partout où celui-ci s’est manifesté. Cela signifie qu’il n’y a pas de cultures vierges, dotées d’une identité “pure”, et c’est aussi souvent dans ces populations, particulièrement vulnérables, que s’exprime le pire de la modernité. Néanmoins, la différence existe. C’est de la sagesse de ces peuples que les activistes se sont inspirés, même s’ils l’ont souvent fait de façon excessive, en créant l’image d’un “bon sauvage vert” qu’il faut à tout prix éviter, et en créant des fictions pour légitimer des utopies étrangères à ses peuples et à leurs pratiques et chercher à tout prix un “dehors” de la modernité qui n’existe plus, pour le meilleur et pour le pire. En résumé, disons que si les populations indigènes et paysannes sont bel et bien dépositaires de pratiques et d’imaginaires qui offrent une alternative à la dynamique écocide de la modernité capitaliste, il serait vain d’attendre qu’elles nous offrent sur un plateau toutes les solutions dont nous avons besoin.

Nous avons parlé du rôle négatif joué par les États auparavant. Pourtant, plusieurs gouvernements, notamment en Équateur et en Bolivie, ont revendiqué cette idée du bien-vivre, au point de constitutionnaliser les droits de la Terre-Mère. Quel est le véritable bilan écologique de ces gouvernements ?

Divers mouvements sociaux, souvent d’origine paysanne et indigène, ont soutenu les gouvernements “progressistes” d’Evo Morales en Bolivie ou de Rafael Correa en Équateur. Dans un premier temps, la conjoncture fut utilisée pour incorporer aux constitutions de ces pays des éléments d’un grand intérêt, comme les droits collectifs (qui permettent d’amplifier les droits du sujet-citoyen classique) : droit à l’autonomie et à l’autodétermination des peuples, reconnaissance du caractère multi-culturel de la nation, etc. Ces nouvelles constitutions ont également permis de briser certaines conceptions anthropocentrées du droit : les droits humains à un environnement sain ont ainsi été enrichis par des droits octroyés à la nature elle-même, désormais reconnue comme sujet de droit.

Néanmoins, cette reconfiguration constitutionnelle et politique, que l’on a présenté à l’époque comme une refondation des États, a rapidement montré ses limites et sa face “obscure”. Dans les faits, ces grands principes sont presque toujours restés lettre morte, et ils ont parfois été niés par les gouvernements qui les avaient défendus. Ces gouvernements ont souvent mis en place des pratiques “néo-extractivistes”, consistant à nationaliser et à tirer profit des rentes pétrolières et minières pour pratiquer des politiques redistributives et financer des programmes sociaux sans véritablement remettre en cause le modèle de développement antérieur et sa dynamique écocide. Parfois, le remède a été pire que le mal, car le financement de ces projets s’est appuyé sur l’intensification de l’exploitation des ressources naturelles. Les mouvements sociaux ont alors pris leurs distances avec ces gouvernements et ont peu à peu réalisé que l’État fait partie de l’organisation du capitalisme international, à laquelle il est structurellement incapable de se soustraire.

L’espoir suscité par ces gouvernements fut réel, mais la gueule de bois qui a suivi particulièrement dure à encaisser. S’il est une conclusion que l’on peut tirer des expériences politiques qui ont été menées en Amérique latine depuis une quinzaine d’années, c’est qu’il est impossible de sortir du capitalisme “par en haut”, en s’appuyant sur les leviers du pouvoir d’État. Nous ne pouvons pas attendre que les alternatives surgissent des institutions étatiques et moins encore confier nos rêves aux urnes.

Cette interview a d’abord été publiée dans Le Comptoir.