Des propositions parfois contradictoires et souvent déconnectées de la réalité des gens. Et il devient évident que l’ensemble de ces propositions « monodisciplinaires » ne constituera jamais une stratégie globale. Au contraire, les œillères de chacun empêchent de penser de manière systémique. Le tout est plus que la somme des parties…

Curieusement, de nombreux scientifiques en sont conscients, et même inquiets. Mais ils ne peuvent le dire trop haut, « pas plus que des parents ne peuvent se disputer devant leurs enfants » (1). Car ouvrir un tel débat dans la société reviendrait à remettre en cause l’autorité de la science. Devant un tel chantier, le « public » perdrait confiance en sa science, toujours « objective » et sûre d’elle-même… Le « progrès » scientifique est à ce prix, mais « la question de savoir pourquoi ce progrès peut aujourd’hui être associé à un développement insoutenable ne sera pas posée » (2)… Il y a là un sérieux blocage.

 

Une nouvelle science

Partant de ce constat accablant et paralysant, le ministre wallon du Développement durable Jean-Marc Nollet a commandé un rapport (3) au professeur Tom Dedeurwaerdere (lire l’entretien ci-contre) pour poser un diagnostic et faire des propositions de réformes. Présenté au premier Congrès interdisciplinaire sur le développement durable, qui a eu lieu à Namur fin janvier dernier (4), le rapport propose d’ouvrir la pratique scientifique de trois manières.

D’abord, par l’interdisciplinarité, qui consiste à faire travailler les disciplines entre elles et forcer les chercheurs à créer un nouveau langage commun en tenant compte des autres disciplines. Le produit intérieur brut, par exemple, est une simple mesure de l’activité économique (monodisciplinaire). Mais on sait depuis longtemps que cet indice ne mesure pas le bonheur d’une société, ni sa qualité de vie, loin de là. D’autres indices ont été créés, en réunissant plusieurs disciplines des sciences sociales, mais n’ont pas encore été mis en œuvre officiellement.

Faire dialoguer les sciences est sympathique, mais cela ne suffit pas. La tour d’ivoire reste en place.

Il faut d’urgence ouvrir la pratique scientifique à la société dans laquelle elle vit. C’est ce qu’on appelle la transdisciplinarité : formuler des questions de recherche avec les acteurs de la société (monde politique, associatif, militant, etc.), collecter et analyser des données avec ces mêmes acteurs, et enfin appliquer les conclusions avec et pour la société. Telle devrait être l’objectif ultime de la science ! Les exemples sont rares, mais ils existent. Les partenariats universités-villes autour de l’objectif « ville zéro carbone » réunissent architectes, ingénieurs, sociologues, économistes, qui vont sur le terrain discuter avec les gens à propos de la mobilité, de l’agriculture urbaine, etc.

Mais inter- et transdisciplinarité ne suffisent toujours pas. Même coopérative et ouverte à la société, la science serait toujours boiteuse. Il faut y ajouter un troisième élément, et non des moindres, c’est l’éthique. Une éthique du développement durable au sens fort (5) au sein de l’institution scientifique, et aussi une éthique en tant que sujet explicite d’étude. Bref, arrêter de considérer la science comme « neutre ».

Ce trio interdisciplinarité-transdisciplinarité-éthique s’applique à toutes les problématiques complexes. C’est-à-dire celles qui contiennent une incertitude forte (non-prédictibilité), qui sont sujettes à controverses, et où des valeurs éthiques sont en débat : le développement durable, la médecine, la culture, les arts, etc. 

 

Comment avancer ?

Ces propositions rejoignent le constat que fait Isabelle Stengers dans son nouveau livre Une autre science est possible ! (voir p. XX). La philosophe développe la notion « d’intelligence publique des sciences » pour dissoudre l’opposition science-opinion. C’est un tremblement de terre : « C’est ici l’ethos même des scientifiques qui est en question, et notamment leur méfiance envers tout risque de mélange entre ce qu’ils jugent faits et valeurs. »

Pour avancer, il faut jeter des ponts entre les organismes de recherche, mais aussi créer de nouvelles filières. En Flandre, l’Instituut Samenleving en Technologie, une institution scientifique indépendante et autonome liée au Parlement flamand, a récemment publié un rapport semblable à celui de Tom Dedeurwaerdere. Le lien entre les deux rapports vient d’être fait par le milieu académique. Les choses bougent, espérons que le monde politique suive…

Depuis quatre ou cinq ans la crédibilité de ce genre de démarche commence à être reconnue. Des initiatives semblables émergent partout dans le monde mais elles ne constituent pas encore un mouvement coordonné. Le travail consiste désormais à les recenser, à les mettre en réseaux et à les multiplier. C’est maintenant ou jamais.