Le changement climatique et la révolution digitale dessineront les contours du 21ème siècle, mais la capacité des sociétés à définir leur avenir ne doit pas être minimisée. La façon dont les organisations et mouvements de la société, dont les syndicats, les entreprises et les partis politiques organisent la transition vis-à-vis de ces grandes tendances sera décisif pour la construction du modèle social des décennies à venir.

Penser le monde en 2049 revient à imaginer ce que seraient des sociétés profondément transformées par deux tendances de long terme qui, aujourd’hui, nous inquiètent nous, citoyens de 2019. Ces deux tendances sont le réchauffement climatique d’une part, et ce que d’aucuns appellent la 4ème Révolution industrielle de l’autre, c’est-à-dire la transformation numérique de l’économie. Un regard distrait laisserait à penser que ces tendances se distinguent en deux défis spécifiques : le premier, externe, nous est en quelque sorte imposé par la nature et le second, interne, est le résultat de notre action de transformation des processus de production. On tenterait alors de trouver des solutions, d’une part, aux émissions de gaz à effet de serre et, de l’autre, aux impacts sociaux de la digitalisation de l’économie.  Étrangement, ces deux défis seraient à relever en parallèle mais séparément, sans “narratif” commun[1].

Mais le regard est distrait, car les deux défis trouvent leur origine dans une même réalité : celle de l’industrialisation, cause originelle du réchauffement climatique et point de départ des vagues successives de “révolutions” des modèles de production. C’est donc dans les deux cas à une seule et même question qu’il faut répondre : comment transformer ce modèle industriel afin de parvenir à produire des richesses – lesquelles et en quelles quantités – sans détruire notre environnement et la cohésion sociale ? Car il est un fait qu’en quelques 200 ans de développement et d’extension continue, ce modèle n’a jamais fait la preuve de sa capacité à fonctionner sans extraction et consommation massive de ressources naturelles, et sans production tout aussi massive de déchets. Penser 2049, c’est donc penser l’avenir du modèle industriel, dont par ailleurs la production agricole et le commerce international ne sont que l’extension.

Le premier scénario est celui du “sentier de dépendance” (path dependency[2]). Autrement dit : 2049 est le reflet de l’ensemble des décisions prises dans le passé, en l’occurrence faibles ambitions climatiques, conflits diplomatiques, influence déterminante des lobbies industriels, croissance continue des inégalités sociales, polarisation… Bref, ce modèle industriel continue en 2049 de s’imposer tel quel à la planète en raison de la faiblesse politique (parfois de sa complicité) et de l’immensité des intérêts et profits qui sont en jeu, sans jamais parvenir à juguler ses “coûts externes” sauf éventuellement à la marge. La planète est alors progressivement plongée dans un chaos socio-climatique auquel n’échapperait qu’une petite minorité. Et au prix de gouvernements de plus en plus autoritaires continuant d’imposer l’impératif de compétitivité et, surtout, le non-changement de modèle au nom des intérêts en jeu. Si ce scénario semble totalement irrationnel, de nombreux “somnambules” y travaillent néanmoins sans relâche[3] : classes politiques à horizon temporel limité, lobbies industriels à ornières, gouvernements pro-business cherchant à attirer chez eux à n’importe quel prix quelques points de croissance, investisseurs prêts à tout pour obtenir des rendements indécents, multinationales aux objectifs monomaniaques de maximisation des profits des dirigeants et des actionnaires, etc. Autant de somnambules au mieux inconscients, au pire criminels.

Un deuxième scénario verrait le modèle industriel parvenir à s’adapter aux exigences de lutte contre le réchauffement climatique et de cohésion sociale. C’est le scénario du mal-nommé capitalisme vert, ou plutôt éco-industrialisme social : une combinaison de production industrielle certes génératrice de profits pour les actionnaires, mais aussi de respect des exigences environnementales et climatiques, et de cohésion sociale renforcée. Ce scénario est l’horizon proclamé à l’aube de la décennie 2020 : productions durables, énergies renouvelables, recyclage et économie circulaire (mais sans renforcement de la dimension sociale : c’est là le piège des deux narratifs séparés évoqués ci-dessus). Bien qu’il fasse l’unanimité ou presque, cet horizon demeure aujourd’hui improbable car le modèle industriel n’a encore jamais fait la preuve de sa capacité à allier ces trois impératifs, et les déséquilibres ont presque toujours été résolus en faveur de l’objectif de production génératrice de profits. À ce jour, ni l’énergie solaire et éolienne, ni les concepts de développement durable ou d’économie circulaire n’ont permis de réduire les émissions de gaz à effet de serre, qui repartent à la hausse dès que le PIB croît[4]. Les seules périodes avérées de réduction mondiale des gaz à effet de serre sont les périodes de crise économique et de récession, soit deux années seulement depuis l’an 2000. Voilà pourquoi aujourd’hui ce scénario paraît improbable.

Le troisième scénario est celui de l’effondrement du modèle industriel. Plusieurs éléments pourraient déclencher cette fin : crise financière mondiale sans précédent et basculement irréversible de l’économie par la disparition de ses sources de financement ; crise énergétique mondiale et hausse du prix du baril de pétrole à des niveaux rendant le fonctionnement même des machines et le transport de marchandises hors de prix ; récessions prolongées et crises sociales et politiques. La fin d’un modèle s’accompagnerait du développement rapide d’une série d’alternatives déjà embryonnaires aujourd’hui, permettant aux citoyens et aux peuples de surmonter cette crise : renaissance des coopératives de production, des commons, des biens communs gérés collectivement au profit des communautés locales, démocratie énergétique, développement des monnaies locales, généralisation des modèles open source et peer-to-peer remplaçant les oligopoles technologiques du début du 21e siècle, etc.

La troisième option, celle de l’effondrement du modèle industriel, verrait soit les syndicats remplacés par de nouvelles formes d’organisations sociales plus flexibles et ad hoc

Face aux scénarios brossés ci-dessus, quel avenir pour les syndicats à l’horizon 2049 ? Si, pour répondre à cette question, s’impose le détour par la question de l’avenir du modèle industriel, c’est parce que les syndicats sont consubstantiels à ce modèle. Leur avenir dépend de l’avenir de ce modèle. Or dans les trois scénarios esquissés ci-dessus, plusieurs options s’offrent aux organisations syndicales.

La première option, la plus sombre d’un point de vue syndical, serait celle où, soit ces organisations disparaîtraient purement et simplement dans une société de plus en plus polarisée, perdant leurs affiliés et leur légitimité en tant qu’acteurs représentatifs d’un monde du travail lui-même profondément transformé et précarisé ; soit elles deviendraient les complices obligés d’un modèle destructeur nécessitant pour son développement des formes de gouvernement de  plus en plus autoritaires.

La deuxième option serait celle où leur rôle pourrait paradoxalement se voir renforcé par la nécessité, au nom du maintien de la “paix sociale”, de faire une synthèse entre “fins de mois et fin du monde”, comme l’ont résumé les manifestations des gilets jaunes en France fin 2018. Ce scénario qui nécessite de bâtir de nouvelles alliances est un véritable défi, car il s’agit de réconcilier dans une formule encore inédite les impératifs sociaux (emplois, conditions de travail, pouvoir d’achat, cohésion sociale et territoriale), climatiques (réduction des gaz à effet de serre, adaptation aux changements, protection contre les événements extrêmes) et industriels (transformation des processus de production, réduction de l’utilisation des ressources naturelles, réduction du transport, recyclage et modération de la production et de la consommation). Cette voie est-elle praticable ? Le modèle industriel peut-il s’accommoder de limites sociales et écologiques à son développement ? En théorie, oui, aucun obstacle structurel ne paraît s’y opposer ; mais l’on sent bien que la difficulté majeure de ce scénario se trouve dans la conversion des élites économiques, financières et politiques de la planète. Pour elles, il s’agirait en effet d’un véritable changement de paradigme. Parvenir à cette fin nécessiterait la construction d’une puissante alliance d’acteurs socio-économiques, écologistes, citoyens, capable de tracer la voie et d’engager le rapport de force. L’échec de cette bataille signerait la victoire du scénario précédent.

La troisième option, celle de l’effondrement du modèle industriel,  verrait soit les syndicats remplacés par de nouvelles formes d’organisations sociales plus flexibles et ad hoc (l’émergence des “collectifs” citoyens, par exemple), soit ils parviendraient à adapter leurs structures à un monde plus local, plus collectif, plus participatif, et où ils pourraient créer de nouvelles alliances en vue de jouer un rôle renouvelé et élargi à de nouveaux domaines : le bien-être collectif, la santé, de nouvelles formes de sécurité sociale, le logement, la formation, etc. Ce monde est proche de l’idéal coopératif. La production est réorganisée sur le modèle des communs de manière soutenable et démocratique : systèmes ouverts, ressources partagées et gérées par la communauté qui établit les règles de gouvernance. Ce modèle n’est plus celui de grandes multinationales et de leurs filiales mais celui d’unités plus petites, qui s’auto-organisent en réseau dans l’esprit, par exemple, du groupe basque espagnol Mondragon.

En conclusion, ces trois options reflètent la même palette de choix que celle proposée par Albert Hirschmann[5] : un choix entre loyalty, voice ou exit. La loyauté syndicale envers un modèle industriel “somnambule” pouvant entraîner sa perte ou, pire, sa perversion. Ou un mouvement élargi, renouvelé, revendicatif (voice) pour orienter et accélérer le changement vers un nouveau modèle éco-industriel incluant une forte dimension sociale. Exit, enfin, verrait se rompre définitivement l’alliance objective entre industrialisation et syndicalisme, et transformer le mouvement syndical en — ou le remplacer par — d’autres formes d’organisations collectives dans un modèle économique post-industriel encore à inventer.


[1] Pochet

[2] Théorie développée en sciences sociales notamment par Paul Pierson (2000).

[3] À l’image de la thèse du livre « Les Somnambules », de l’historien Christopher Clark qui présente la Grande guerre comme le résultat non d’une quelconque décision rationnelle, réfléchie et préparée, mais comme l’aboutissement d’une multiplicité d’événements qui s’enchaînent, faisant interagir différents acteurs présentés comme des somnambules s’apprêtant, sans s’en rendre compte, à plonger l’Europe et le monde dans le chaos.

[4] IEA

[5] Hirschmann A. (1970), “Exit, Voice, and Loyalty: Responses to Decline in Firms, Organizations, and States”, Cambridge, MA: Harvard University Press. ISBN 0-674-27660-4.