Le projet “production écologique” (ECOPRO) de la Green European Foundation se focalise sur le développement des technologies vertes durables dans une société post-croissance. L’idée centrale est que le déploiement de ces technologies vertes pourrait produire un équilibre sociétal plus vert et plus juste, un équilibre en opposition au modèle actuel ancré dans la croissance capitaliste qui accentue austérité, inégalité et dégradation environnementale.

Un nombre croissant d’évolutions récentes, de l’épuisement mondial des stocks de poissons au changement climatique, apparaissent comme les témoins du fait que nous demandons trop par rapport à ce que la terre est capable de produire et/ou de supporter.

L’écologisation (parfois appelée verdurisation) de notre économie ne renversera pas cette tendance systématique de dépassement des limites : rendre les processus de production plus (éco-)efficients ne fait qu’encourager la production et la consommation ; les gens parcourent simplement plus de kilomètres dans des voitures plus économes.

En substance, l’analyse de notre développement économique uniquement via le prisme du PIB (Produit Intérieur Brut) comme cela a été la norme tout au long du 20ème siècle, ne tient plus ses promesses : la croissance des inégalités et l’émergence d’un chômage structurel vont de pair avec une transgression constante des limites de la planète. Dans un numéro précédent du Green European Journal[1], Aurélie Maréchal a identifié cinq grands changements nécessaires au dépassement du paradigme de la croissance :

  • le partage des richesses ;
  • le partage du travail ;
  • la réorientation des profits financiers au profit de l’économie réelle ;
  • la réduction du niveau global de production et de consommation ;
  • le recours aux alternatives locales.

Cependant ces changements ne seront pas suffisants s’ils se contentent, sans les modifier, de retransposer les rapports de force existants. Penser réellement le « mode de production écologique » (« ecological production ») nécessite notamment de nouveaux cadres de pensée et de nouvelles structures sociales afin de tendre vers une société plus juste et plus équitable.

Un concept-clef de ce « mode de production écologique » (ou de cette production écologique) est la « suffisance » (« sufficiency »), dans le cadre d’une société post-croissance. Comme le rappelle Alexander[2], « les systèmes économiques devraient avoir comme objectif de garantir à tous des conditions de vie suffisantes qui sont également soutenables dans un avenir proche et lointain ».

La recherche scientifique a démontré qu’après un certain seuil d’accumulation de revenus (et donc de richesse), il n’y avait plus de corrélation avec le bonheur. Pourquoi vouloir accumuler toujours plus alors ?

Le but ultime de la « politique de suffisance » (« politics of sufficiency ») est de canaliser la production de façon forte et durable de façon à pratiquer des modes de vie durables. Il faut, pour ce faire, encourager l’innovation sociale et de nouvelles technologies appropriées ; apprendre de bonnes pratiques étrangères comme la politique cycliste de Copenhague ; la culture végétarienne indienne etc. Cependant, au-delà des choix purement personnels des individus, le choix d’une transition vers une soutenabilité forte est éminemment politique. Les ordres politiques et économiques doivent être transformés afin d’encourager les initiatives des acteurs innovants qui ont pris le chemin de la production écologique, afin que leurs innovations puissent prendre de l’ampleur et transformer la société.

Dans notre vision, la production écologique se manifeste sous différentes formes et emprunte différentes « pistes ». Ces pistes peuvent, quand elles interagissent en synergie, conduire vers un nouveau système de production que l’on peut qualifier de « social-écologique ». Une usine et un produit, dans le cadre de la production écologique, diffèrent largement de leurs équivalents actuels. Ces pistes, qui se construisent déjà progressivement, constituent le cœur de la boite à outils d’une nouvelle économie.

Bien sûr, les pistes sur lesquelles nous revenons ci-après ne constituent pas une liste exhaustive. Et aucune d’elles ne fournit une solution miracle, mais elles remettent toutes en question la façon dont les biens sont produits, utilisés et jetés dans notre modèle de production actuel, qui est dépassé.

Une nouvelle vision de la connaissance et de la conception : le peer-to-peer (P2P)

Nous sommes habitués à l’idée que l’innovation va nécessairement de pair avec la mise en place de brevets et de droits d’auteur. Mais si ces derniers n’étaient en réalité que des obstacles à la création ? Comment expliquer le succès mondial de Wikipédia face à n’importe quelle autre encyclopédie protégée par des droits d’auteur? Simplement parce que dans le nouveau modèle peer-to-peer des citoyens impliqués collaborent pour créer ensemble un produit ou un service qui aura comme objectif de rendre une partie de leur vie plus durable. Chacun peut contribuer au processus de production, qui est transparent. Le produit ou le service ainsi créé a une utilité directe pour la communauté et internalise ce qui devrait être « normalement » des externalités, mettant sur un pied d’égalité les objectifs collectifs et individuels. Ce que ces citoyens produisent ensemble est appelé un « commun » qui ne doit pas être enfermé dans une logique de profit – même si l’initiative doit de préférence être économiquement viable. Dans l’informatique, la plupart d’entre nous connaissons l’exemple open source de Linux parmi les logiciels, ainsi que la carte-mère Arduino dans le hardware.

De plus en plus, la conception « sous licence libre », ou « conception partagée », prend le pas sur le brevetage : les informations sur les processus de production et sur l’outillage sont rendues publiques, les créateurs développent de plus en plus des modèles spécifiquement conçus pour la conception partagée (« open design »). Désormais, aussi bien pour une table que pour une guitare, on trouve des modèles de conception partagés sur internet.

Une nouvelle façon de produire : léger, local et durable.

La mondialisation a poussé les processus de production dans les coins les plus reculés du monde. Saviez-vous que la moitié de la production mondiale de chaussettes se fait dans une seule ville chinoise? Ceci n’est ni durable ni résilient. Grâce à la conception partagée et aux nouvelles technologies comme les imprimantes 3D, la cocréation et la coproduction de produits dans des micro-usines/ateliers de production deviennent des opportunités réelles.

Cette relation entre connaissance et innovation permet d’envisager nos nouveaux modes de production: pourquoi protégeons-nous nos idées (qui ne pèsent rien) tandis que nous envoyons des produits manufacturés lourds aux quatre coins de la planète [3]? Inversons la tendance : partageons les idées à l’échelle mondiale et produisons localement ! Si les gens peuvent s’investir dans une production locale, ils produiront uniquement ce dont ils ont besoin : nous passerons alors d’une logique d’économies d’échelle ou de pur volume à une logique d’économies de gamme (« economies of scope ») ou de spécialisation.

Ces micro-usines peuvent produire les biens avec moins de pertes d’énergie et de matières premières, tout en diminuant la pollution et la consommation d’énergie liées au transport.

Par ailleurs, si la conception se fait dans une logique modulaire, sur base d’une grille partagée par tous, il devient encore plus facile de concevoir et de produire des composants ou des parties de produits. Une fois la conception normalisée, les pièces à assembler deviennent compatibles entre elles, permettant la construction d’une grande variété d’objets. L’entreprise OpenStructures (OS)[4] s’est lancée en 2007 dans la production d’objets modulaire, comme par ex. un vélo-cargo. Les pièces peuvent être réutilisées et l’assemblage ou la réparation ne nécessitent pas d’outils coûteux ou de compétences spécifiques.

Une nouvelle forme d’usage : le partage

Outre une nouvelle façon de concevoir et de fabriquer des produits, certaines pistes portent sur la façon dont nous utilisons les produits en tant que consommateurs. Par exemple, pourquoi voudriez-vous acheter une perceuse si vous ne l’utilisez que deux fois par an? Le partage serait une meilleure solution. Selon certaines études, une voiture louée ou partagée pourrait remplacer dix voire même quinze véhicules achetés[5]. Le partage peut limiter l’utilisation de ressources rares, réduire les coûts et renforcer la cohésion sociale[6]. Cependant, toutes les initiatives de partage ne représentent pas une alternative viable à notre mode de consommation habituel. Pour être aux fondements d’une nouvelle économie solidaire et durable, il est important que la relation de partage directe ne passe pas par une structure intermédiaire verticale, qui réintroduit nécessairement une logique capitaliste. Les initiatives de partage qui répondent aux exigences d’actionnaires, d’investisseurs ou de groupes financiers comme Goldman Sachs (Airbnb)[7], qui ne donnent pas à leurs clients ou fournisseurs une information complète (Uber), ou qui ont recours à des plate-formes qui revendent des données à caractère personnel à des tiers (Freecycle et Facebook) relèvent dans les faits d’une forme de « share-washing », « transformant une solution essentielle pour faire face à la crise écologique en une nouvelle étiquette collée sur une logique économique identique à celle qui nous a conduits à ladite crise »[8].

Au contraire, il faudrait que les initiatives de partage suivent les principes du peer-to-peer, valorisant au premier chef la transparence, la propriété et la valeur ajoutée partagées.

Faire des affaires autrement : l’économie de la fonctionnalité

Une autre piste aborde également les biens de consommation d’une façon différente : le système « produit-service », couramment appelé l’économie de la fonctionnalité, met en avant la valeur d’usage d’un produit plutôt que sa valeur d’échange. Xerox a mis ce principe en œuvre avec son service d’impression « PagePack », où l’entreprise demande un certain prix par copie. Le client ne doit plus acheter une photocopieuse coûteuse, mais se voit offrir un service complet qui inclut l’usage et l’entretien de la machine. Ces systèmes « produit-service » contribuent à la soutenabilité tant de la consommation que de la production et rendent les bénéfices dépendants de la satisfaction du client. Et comme l’entreprise productrice reste propriétaire de la machine, elle est attentive à ce qu’elle ne tombe pas en panne facilement, et on évite l’abandon des machines usagées par les clients.

Un autre circuit économique : l’économie circulaire

Les pistes évoquées ci-dessus s’inscrivent parfaitement dans la transition d’une économie linéaire (« throw-away economy ») à une économie circulaire.

Dans une économie circulaire, les produits et matières issus d’un processus de production sont conçus pour devenir les matières premières d’un autre processus, minimisant ainsi les déchets. Les matières biologiques réintègrent la biosphère et les matières techniques sont conçues pour être transformées ou réutilisées en perdant le minimum de qualité. L’entreprise belge Umicore, par exemple, a transformé son core business pour évoluer de simple compagnie minière à la place de numéro un mondial du recyclage de métaux rares. En renforçant leur capacité de « urban mining » (NDT : récupération des matières premières secondaires), ils cherchent à refermer le cycle d’utilisation des ressources et à rendre ainsi l’économie circulaire[9]. Bien entendu, une économie circulaire peut rester une économie non soutenable : les salaires des travailleurs peuvent être toujours bas et les systèmes de recyclage nécessiter beaucoup d’énergie et/ou de substances toxiques pour « boucler la boucle ». Peut-être devrions-nous donc parler d’un objectif d’«économie circulaire et sociale-écologique».

Le rôle des pouvoirs publics – Vers une démocratie post-fossile?

Les investissements publics et la législation ont toujours structuré le développement économique comme on l’a constaté avec les chemins de fer ou la mobilité automobile. Les pouvoirs publics doivent maintenant se concentrer sur de nouvelles initiatives et les rendre possibles de deux façons :

  • Tout d’abord, les pouvoirs publics doivent adapter la réglementation en vigueur aux situations créées par les nouveaux acteurs présents sur le marché comme Uber, afin de protéger les intérêts de la société. Entraver l’innovation est stupide, mais remplacer des chauffeurs de taxi par des freelances sous-payés et au statut précaire n’est pas une alternative viable.
  • Deuxièmement, les pouvoirs publics doivent créer des cadres législatifs pour soutenir les initiatives citoyennes : la propriété partagée devrait être facilitée, la mise en place d’un cadre légal pour les investissements financés par le crowd funding est nécessaire, tout comme un cadre légal relatif à la responsabilité des fabricants des produits P2P[10]. Ainsi, en plus des partenariats public-privé existants, il est temps de développer de nouveaux partenariats public-citoyen.

Évidemment, cela ne doit pas empêcher la coopération avec le secteur privé avec qui les pouvoirs publics devraient, de préférence, collaborer tout au long de la chaîne de valeur afin d’aboutir à une économie circulaire performante[11]. Le secteur public doit amplifier la collecte des déchets, faire respecter les règles relatives au transport des déchets, créer et faire appliquer des normes de recyclage et promouvoir des modes de conception permettant un démontage aisé des produits. De son coté, le secteur privé doit développer de nouvelles technologies et investir dans de nouvelles capacités de recyclage. Travaillant de concert, ces deux acteurs peuvent largement augmenter nos performances de recyclage, maximiser la réutilisation des matériaux et minimiser les quantités de ressources échappant à l’économie circulaire[12].

Au-delà de la création d’emploi

Créer une société qui garantit à tous des conditions de vie favorables nécessite une réorientation fondamentale. Beaucoup d’initiatives sociales et écologiques sont primordiales pour la résilience de nos communautés mais ne sont pas basées sur du travail rémunéré, comme dans l’aide aux personnes, des activités culturelles, du volontariat dans les coopératives et l’implication dans les mouvements politiques et sociaux. Ces activités non-rémunérées soutiennent l’économie et vont prendre plus d’importance dans la transformation sociale-écologique de la société. La réduction du temps de travail rémunéré est une stratégie nécessaire pour lutter contre le chômage tout comme pour augmenter le temps disponible pour d’autres activités humaines toutes aussi essentielles.

Néanmoins, avoir un emploi et gagner sa vie restent des éléments essentiels d’une vie agréable. Prévoir le nombre de créations d’emploi découlant du système de production P-2-P est compliqué car il remet en cause les schémas traditionnels du travail rémunéré. Mais la création d’emplois découlant du recyclage et de la réutilisation de sous-produits ou de déchets valorisable est plus facilement chiffrable. En effet, le Bureau européen de l’Environnement estime que l’économie circulaire créera entre 600.000 et 800.000 nouveaux emplois dans ces deux domaines d’ici 2025, selon l’ambition des scénarios[13].

Conclusion

L’avenir de nos systèmes de production ne réside pas simplement dans la transformation des grands ensembles de production industrielle. Ni les usines ni les produits du 21ème siècle ne ressembleront à celles et ceux du siècle passé. La combinaison de l’économie circulaire et de l’économie du partage joueront un rôle important dans cet avenir, qui résidera aussi dans l’émergence de réseaux plus décentralisés de « micro-usines » ainsi que de nouvelles formes d’activités économiques non-monétarisées et de nouvelles coopératives citoyennes. L’expérimentation de nouveaux modes de production écologique est en cours et différentes pistes vers la production écologique se développent constamment. Nous les considérons comme des sources d’inspiration pour la création d’autres pistes potentielles qui formeront la future boite à outils d’une nouvelle économie écologique. Cette économie d’un nouveau type devra être plus ancrée dans la société, guidée par les principes de peer-to-peer et de « suffisance » (« sufficiency »).

[1] Marechal, A., No growth? Beyond growth/degrowth, Green European Journal, 03/09/12, pp. 47-55

[2]Alexander, S., The Sufficiency Economy. Envisioning a prosperous way down, Simplicity Institute Report 12s, 2012

[3] Brooks, S., Design for social innovation. An interview with Ezio Manzini, Shareable, 26/07/2011

[4] http://www.openstructures.net

[5] Seeing the back of the car, The Economist, 22/09/2012, Autodelen: een handboek voor lokale besturen, Bond Beter Leefmilieu, 2011

[6] True Price, Deelinitiatieven creëren miljoen euro maatschappelijke impact, 17/02/2015. The platform uses the Life Satisfaction Approach, as described in their ‘Principles on Methods for Impact Measurement and Valuation

[7] Holemans, D., Sharing is not always sharing, Green European Journal, 16/04/2015

[8] Kalamar, A., Sharewashing is the new greenwashing, OpEdNews, 13/05/2013

[9] Csoma, S., “Circular economy towards a resource-efficient society”, 24-27/05/2011

[10] Yasir, S., Brastaviceaunu, T., Open Value Network: A framework for many-to-many innovation, Sensorica Blog, 22/11/2013

[11] Lox, E., Thought Leader Green week 2014, The Parliament Magazine, 28/05/2014

[12] Csoma, S., Circular economy towards a resource-efficient society, 24-27/05/2011

[13] D’après leur scénario ambitieux, ils calculent qu’avec une réutilisation intensive et un taux de recyclage de 70 pct, 1 jeune chômeur sur 6 pourrait obtenir un emploi.. European Environmental Bureau, Advancing resource efficiency in Europe, 2014