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A quelques jours du sommet climatique COP24 en Pologne et quelques mois avant les élections européennes, le rapport du GIEC rétablit l’urgence de l’action climatique. D’autres rapports vont dans le même sens et portent sur l’urgence de transformer le secteur agricole et les modes de production et de consommation alimentaires.

Green European Journal: Quelle est l’ampleur du problème alimentaire pour la question climatique aujourd’hui ?

Olivier De Schutter: Le système alimentaire en général représenterait aujourd’hui 32% des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle mondiale. L’Europe se situe dans cette moyenne. 12% pour l’agriculture à laquelle s’ajoutent la transformation, l’empaquetage, la consommation de la chaîne du froid, la fabrication des intrants pour l’agriculture industrielle, et d’autres. C’est donc considérable  et la transition vers l’agroécologie, la réduction de consommation de viande et de produits laitiers ainsi que des méthodes de production moins gourmandes en intrants, peuvent être décisives. Notre chance, c’est que même s’il faut des transformations coordonnées au niveau de la production et de la transformation, de l’offre et de la demande, ces évolutions se soutiennent mutuellement. Des régimes alimentaires meilleurs pour le climat le sont pour la santé, notamment pour réduire l’importance des maladies non transmissibles liées à l’obésité ou au surpoids, etc. On peut donc travailler sur l’ensemble de la chaîne alimentaire, pour le climat mais aussi pour d’autres objectifs de développement durable.

Mis à part le gaspillage alimentaire et la consommation de viande, quels sont dans l’immédiat les autres vecteurs de changements?

On parle beaucoup de la viande et du gaspillage parce que ce sont deux domaines dans lesquels les ménages peuvent revoir leurs modes de consommation et leurs comportements, et donc contribuer à cet objectif sociétal. Du côté de la production, des groupes d’experts de plus en plus nombreux insistent sur l’urgence de la transition agroécologique. Les gains peuvent être considérables, notamment la restauration de la fertilité naturelle des sols qui peuvent redevenir des importants puits de carbone et réservoirs de biodiversité. La préservation des haies et buissons pemet aussi aux pollinisateurs pour se développer, combattant ainsi leur disparition due aux pesticides. De nombreux verrous existent. Mais la nécessité de ces transitions est évidente et de plus en plus reconnue.

Au vu des statistiques et des comportements, la consommation de viande ne semble pas s’infléchir massivement. Comment réduire sa consommation ?

La croissance de la consommation de viande et de produits laitiers à l’échelle mondiale paraît difficile à ralentir, en particulier au vu des populations des économies émergentes qui s’urbanisent et dont les classes moyennes se développent. En Europe, la consommation de viande régresse légèrement mais les niveaux de consommation sont malgré tout encore le triple de ce que les nutritionnistes recommandent. En Belgique par exemple une personne en moyenne consomme 50 kilos par an, alors qu’une vingtaine suffirait amplement.

La difficulté de ce débat, c’est que les différentes filières ne peuvent pas se parler entre elles. On parle de viande au singulier, alors qu’il faudrait en parler au pluriel. Il y a en effet une viande de meilleure qualité qui est le résultat de l’élevage en pâturages où les animaux sont nourris surtout à l’herbe et au foin. L’essentiel de la viande produite en France par exemple est une viande de ce type-là. Il faut par ailleurs rappeler que ces pâturages sont en fait des puits de carbone importants. Et puis, de l’autre côté, il y a la viande issue de filières industrielles, où les animaux sont nourris pour l’essentiel avec du fourrage qui vient d’importations de soja et de maïs, d’Amérique latine ou des Etats-Unis. Cet élevage pose des problèmes considérables de pollution et de déforestation dans le Sud, mais aussi de traitement des animaux aux antibiotiques parce qu’on doit les protéger contre les infections causées par des conditions de confinement totalement insoutenables.

Mais au-delà de l’UE cela pose beaucoup de questions sur les lobbies et des filières entières de pays du Sud orientées vers l’élevage. Quels leviers d’action pour faire changer le business de l’élevage d’exportation ?

La clé, c’est la démocratie alimentaire. L’essentiel des politiques agricoles et alimentaires européennes aujourd’hui sont des politiques déterminées dans le secret des discussions entre lobbies et décideurs. Face à cette manière opaque de procéder, des secteurs de plus en plus nombreux de la société – défenseurs de l’agriculture paysanne, ONG environnementales qui travaillent sur les rapports Nord-Sud et les questions de développement, associations de défense et de protection des consommateurs ou des ménages à bas revenus, spécialistes de santé publique – qui n’ont pas nécessairement l’habitude de travailler ensemble, découvrent qu’ils ont un intérêt commun au changement et à l’aboutissement d’une véritable politique alimentaire commune au niveau européen.

Il y a des mouvements sociaux extrêmement importants au Brésil par exemple, pays exportateur de soja par excellence, dont le mouvement des Travailleurs Sans Terres brésilien, qui prônent l’agroécologie et qui veulent nourrir le Brésil autrement qu’à travers les grandes monocultures de soja vouées principalement à l’exportation et à la production de biodiesel sur place. Ces mouvements seraient massivement soutenus par une politique européenne qui serait davantage orientée vers une production locale européenne de protéines végétales pour compenser la réduction des importations du Brésil. La position d’après laquelle le Brésil en sortirait perdant ne représente que le gouvernement brésilien et l’agro-export, qui domine le gouvernement. Le débat au Brésil est en réalité très vif et conteste les monocultures de soja et l’accent mis sur la production d’éthanol et de biodiesel au détriment de la diversité de la production alimentaire dans le pays.

D’ailleurs, par ces importations massives de soja, l’Union européenne enfreint ses propres règles. L’article 208 du Traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne oblige en principe la cohérence des politiques commerciales – notamment – avec l’objectif de développement. Mais là resurgit le problème chronique au niveau européen qui est la sectorisation des politiques et de l’absence de cohérence entre les politiques sectorielles.

Comment repenser le système commercial alimentaire mondial ?

Le système est à repenser car il vit de la croyance que le commerce amène automatiquement la croissance, et que celle-ci est par principe souhaite — alors que ce qui importe, c’est son contenu, ou la nature du développement que le commerce encourage. Le commerce ne devrait être qu’un moyen au service de fins qui doivent être autrement définies que par l’augmentation des flux des échanges commerciaux, or c’est cette augmentation qui obsède véritablement les acteurs des institutions de régulation du commerce. Les pays membres de l’OMC ou la DG Trade de la Commission européenne sont des acteurs qui investissent énormément dans ces négociations et sont mis sous pression par les lobbies des milieux d’exportation.

Le commerce peut avoir un rôle important comme levier d’évolutions positives dans les pays importateurs comme exportateurs, mais à condition de récompenser les pays qui ont des démarches plus vertueuses, en n’encourageant pas le dumping environnemental, social, fiscal. Aujourd’hui l’abaissement des obstacles aux échanges favorise ce dumping. L’abaissement des droits de douane ou la convergence réglementaire reviennent à mettre en concurrence des économies qui, sous prétexte de miser chacune sur leur avantage comparatif, vont mettre en concurrence des producteurs et des travailleurs de différents pays.

Et au niveau européen c’est l’Union européenne à travers la Commission qui détient les compétences et pouvoirs sur les questions commerciales.

Oui et il faut dire que les chapitres environnementaux dans les négociations de traités de libre échange de l’Union européenne sont très insuffisants. Ils ont une portée essentiellement symbolique. Les négociateurs ne veulent pas prendre le risque de fâcher nos partenaires commerciaux et cela au nom de l’idée que le commerce peut amener la croissance — alors qu’il faudrait se poser la question de savoir à quelles conditions celle-ci est souhaitable.

Pour ne donner qu’un exemple, dans le cadre de l’accord de libre-échange avec le Japon, le JEFTA, l’un des arguments majeurs de la Commission européenne est l’augmentation des exportations de porc et de produits laitiers vers le Japon. Ce sont là deux productions extraordinairement émettrices de gaz à effet de serre et donc un accord en pleine contradiction avec nos engagements climatiques dans le cadre de l’Accord de Paris. Cela illustre la contradiction dans laquelle l’UE se trouve.

C’est la souveraineté alimentaire qui doit être l’horizon de nos initiatives dans ce domaine. Le commerce doit avoir un rôle, mais un rôle subsidiaire. Ce que les régions peuvent produire pour satisfaire leurs besoins, qu’elles le fassent, et que le commerce vienne compenser ce que les régions sont incapables de produire pour elles-mêmes. Nous sommes aujourd’hui dans une situation absurde où toutes les politiques d’investissement en infrastructures et de subventions visent à soutenir la compétitivité des exportations, alors qu’une proportion relativement faible – en moyenne 15%, variant par exemple de 40% pour le soja à 7% pour le riz – des produits traverse une frontière internationale. L’obsession d’exporter prend en otage tout le reste.

La négociation pour le futur de la Politique Agricole Commune au niveau européen est en cours. Comment agir pour ne pas répéter les erreurs du passé ? Quelles sont les limites mais aussi les opportunités dans le contexte actuel ?

Les acteurs du secteur agricole sont très dépendants de la trajectoire tracée par la PAC sur les dernières décennies. Dans toutes les politiques où des subsides sont octroyés, l’évolution ne peut se faire qu’à la marge, car cela a créé des attentes de la part des acteurs économiques, des investissements et des emprunts ont été faits, etc. C’est très compliqué de changer de cap.

Il faut ensuite dire qu’une politique agricole commune ne suffit pas. Il faut une politique alimentaire commune qui obligerait les choix faits en matière de politique agricole, à se poser la question des impacts en matière de santé, d’environnement, de développement rural, de soutien aux pays en développement. Se doter d’une politique alimentaire commune, cela ne veut pas dire qu’il  faut compenser les effets négatifs de la PAC; cela veut dire qu’il faut la réinventer. Non pas en transférant de nouvelles compétences à l’Union européenne, mais en se donnant une stratégie intégrée qui surmonte la sectorisation des politiques actuelles qui influencent notre alimentation. Aujourd’hui, on fait face à un éclatement à la Commission européenne entre les DG Santé, Coopération et développement, et Environnement qui se préoccupent des impacts et conséquences de la PAC, alors que la DG Agriculture la considère comme son domaine réservé. C’est vraiment un problème de gouvernance et de fond sur la conception des politiques publiques.

La Commission européenne voit la réforme de la PAC, sous prétexte de simplification, comme devant déboucher sur une renationalisation relative de la PAC. Les gouvernements auront à développer des plans stratégiques en matière d’agriculture, que la Commission devra valider en regard de certains objectifs. Je crains, comme beaucoup, que les Etats saisissent le prétexte de cette plus grande autonomie pour pratiquer une forme de dumping, notamment en matière environnementale. Il faut donc exiger une vérification rigoureuse des conditions environnementales pour l’utilisation de l’argent du contribuable européen.

Cependant, dès lors que les Etats membres de l’UE se verront reconnaître une marge pour développer ces plans stratégiques, je vois deux opportunités. La première : exiger des plans au niveau national définis par des processus participatifs. La démocratie alimentaire n’est pas un slogan. Cela peut se traduire par des conseils de politiques alimentaires, par des consultations, etc. La France en avait donné un exemple avec les Etats Généraux de l’Alimentation. Et il faudrait que ces plans d’action stratégiques soient négociés non seulement avec le monde agricole et avec les syndicats agricoles les plus importants, mais aussi avec l’ensemble des parties prenantes intéressées par l’avenir de l’agriculture et de l’alimentation.

Deuxièmement, même si la Commission n’a pas des compétences dans certains domaines, elle pourrait subordonner l’aval des plans stratégiques nationaux au respect de certaines conditions. Par exemple, pourquoi ne pas imaginer que les écoles publiques dans les Etats membres recourent à des clauses sociales et environnementales et à des producteurs locaux dans les marchés publics (en amendant si nécessiare la directive européenne de 2014 sur les marchés publics), à la fois pour aider l’économie locale mais aussi pour améliorer l’alimentation scolaire? On pourrait faire de l’inclusion de ce genre d’innovations une condition de validation des plans stratégiques nationaux.

Dans le rapport de force, où sont les paysans, les fermiers ?

Je crois que l’on commet, et nos dirigeants aussi, l’erreur de croire qu’à partir du moment où une petite partie de la population est employée dans l’agriculture (par exemple en Belgique moins de 2%), il n’y a pas de mouvement derrière la question agricole ou la question paysanne. C’est une erreur ! La question paysanne concerne tout le monde et affecte notre alimentation, la santé des sols, la désertification rurale, etc. On réalise aujourd’hui, très tardivement, que l’agriculture paysanne est une agriculture qui rend une multitude de services à la collectivité et que nous sommes en train de sacrifier.

Vous avez beaucoup mentionné l’agroécologie : de quoi s’agit-il au juste?

L’agroécologie n’est pas l’agriculture biologique, qui a un cahier des charges, un règlement européen qui la définit et subordonne l’attribution du label à des conditions très précises. L’agroécologie part d’un rapport à la nature beaucoup plus respectueux des complémentarités que les écosystèmes donnent à voir entre les humains, les plantes et les animaux. L’agricultrice reproduit ces complémentarités au niveau de la parcelle cultivée. A l’inverse du paradigme de l’agriculture industrielle, basé sur la domestication de la nature et l’agencement des plantes en monoculture en rangées faciles à traiter avec des machines, l’agroécologie fait de la nature un allié plutôt qu’un adversaire.

L’agroécologie se traduit notamment par la substitution de pesticides par des méthodes de contrôle biologique, par exemple en alignant différents types de plantes pour se protéger des indésirables ; par la substitution des engrais azotés chimiques par des engrais verts ou par la plantation de légumineuses; ou encore, par la plantation de haies, buissons et arbres qui empêchent l’érosion en contrant en partie le vent et pour que l’eau de pluie ne ruisselle pas trop vite, permettant au sol de capter l’humidité. L’agroécologie garantit aussi une grande agro-biodiversité et une plus grande résilience aux chocs climatiques, grâce à un grand nombre de différentes plantes cultivées sur une petite surface. La résilience est aussi économique en étant pas entièrement dépendant d’une monoculture.

Mais l’agroécologie n’est pas qu’une série de techniques agronomiques; elle amène aussi à reposer l’ensemble de la chaîne et les rapports entre acteurs. Un des grands défis pour l’agroécologie aujourd’hui, c’est que même si elle produit beaucoup sur des petites surfaces, beaucoup plus que sur des grandes monocultures, elle produit des petits volumes de choses très variées. Les acheteurs de l’agroalimentaire, les Unilever, Danone, Cargill, Louis-Dreyfus, ne sont pas très intéressés par ces petits volumes, très diversifiés et qui ne correspondent pas à des formes standardisées auxquelles on a habitué voire conditionné le consommateur. Le combat de l’agroécologie aujourd’hui n’est pas seulement un combat pour des techniques agronomiques plus respectueuses de l’environnement, c’est aussi un combat pour d’autres filières de production et modes de rémunération des producteurs.

Concrètement, comment se passerait la transition vers l’agroécologie pour, disons, le producteur de porc irlandais ou l’agriculteur espagnol en monoculture d’olives ?

Cette question est vraiment importante, parce que la transition agroécologique ne peut pas se faire en un jour, et il faut donner une voie réaliste d’évolution aux agriculteurs et agricultrices. Premièrement, le passage d’une économie des intrants à une économie de la connaissance est clé. L’agroécologie est très peu demandeuse d’intrants, mais elle exige une formation des agriculteurs aux techniques agroécologiques. Or pour l’instant, une part importante de la formation des agriculteurs leur est donnée par les fournisseurs d’intrants. Deuxièmement, il faut reconnaître que pendant trois ou quatre ans la transition entrainerait une chute des revenus. Il faut en effet créer un système sur de nouvelles bases, développer les cultures et compter avec l’apprentissage pour créer la biomasse suffisante pour pouvoir se passer d’intrants. Il faut soutenir financièrement cette transition avec par exemple un subside à hauteur d’au moins 80% de leurs revenus précédents pendant quatre ans, contre un plan crédible de transition. Enfin, il faut développer des marchés, des filières. Les grands acheteurs de l’agro-business ne sont pas disposés à acheter des petits volumes et les coûts de transaction sont énormes quand ils se fournissent auprès d’un grand nombre de petits producteurs. 

Je crois qu’une politique agroécologique qui a ces trois composantes – diffusion de la connaissance, soutien au développement économique et développement des filières – permettra à cette transition de se faire. Pour l’instant, beaucoup d’agriculteurs se sentent coincés parce qu’ils n’ont pas l’impression qu’il y a un chemin de transition qui est aménagé pour eux. Or, ce système dominant et non soutenable, ils en sont les premières victimes.

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