Selon le philosophe Dominique Bourg, la démocratie représentative moderne n’est pas adaptée aux défis environnementaux. L’écologie exige la création de nouvelles institutions politiques, capables de prendre en charge les intérêts de long terme.

Julien Bonnet: Née dans les années 1970, l’écologie politique a jusqu’à présent peu pesé dans les grandes démocraties, dans lesquelles semblent primer les intérêts de court terme et la satisfaction des besoins individuels. Le mariage entre écologie et démocratie serait-il difficile à réaliser?

Dominique Bourg: Il est vrai qu’il existe une certaine incompatibilité entre l’écologie et nos démocraties représentatives telles qu’elles fonctionnent aujourd’hui. J’y vois deux raisons.

D’une part le mécanisme même de la représentation: nos élus doivent régulièrement rendre des comptes aux électeurs, élevés en juges ultimes de leur action. Ils s’adressent alors à la conscience spontanée de chaque citoyen: chacun de nous est considéré comme le meilleur juge de sa situation, en termes de souffrance sociale, de sentiment de bien-être, de satisfaction économique. Or les questions d’environnement sont inaccessibles aux sens, à la «conscience spontanée» du citoyen. Ce dernier perçoit la météo du jour mais il est insensible aux variations de la moyenne des températures sur une longue durée, ou au phénomène de raréfaction globale des ressources. Il est donc difficile de prendre en compte les enjeux environnementaux dans le fonctionnement électoral : ils sont trop abstraits et éloignés.

En second lieu il y a un problème de fins. Le gouvernement représentatif, tel qu’il est notamment apparu à la fin du XVIIIe siècle dans les écrits d’auteurs modernes tels que Benjamin Constant, est censé limiter l’intervention de la sphère publique et protéger les droits des individus (voir encadré sur le «troisième âge de la démocratie»). Pour les Modernes, le gouvernement a plutôt pour fonction de contribuer à la maximisation des intérêts individuels et de faciliter le commerce entre les nations. Cette conception très individualiste et économiciste était pertinente dans un monde où la croissance de la production et de la consommation n’avait pas de limites perceptibles. Elle est aujourd’hui inadaptée à un monde de ressources limitées et d’équilibres écologiques menacés par les activités humaines…

Cela signifie-t-il que l’écologie aurait besoin d’un cadre autoritaire minimal, d’une «dictature bienveillante»? Hans Jonas propose par exemple la création d’un Conseil de sages, non tributaires des élections, pour s’assurer que nos choix politiques ne mettent pas en péril les générations futures…

H. Jonas a effectivement prôné l’instauration d’une «tyrannie bienveillante et bien informée». Il s’agirait de refonder le «Conseil nocturne» imaginé par Platon, agissant dans le secret, sans aucune forme de contrôle et indépendamment des contraintes électorales. On construirait ainsi une assemblée de sages assurés d’avoir le salut du monde entre leurs mains. A mon sens, cela est absolument inopérant: isolés, fonctionnant à huis clos, ce «conseil des sages» se couperait du peuple de manière dramatique et serait générateur de violences, en interne (entre les sages), comme en externe, dans le reste de la société où ce conseil deviendrait rapidement très impopulaire. L’écologie ne peut donc progresser que dans un cadre démocratique. Selon moi, l’autoritarisme est plutôt une menace qui guette nos démocraties si ces problèmes s’aggravent et que nous ne parvenons pas à les prendre rapidement en charge.

L’idée d’instaurer un «conseil des sages» chargé d’assurer le bien-être des générations futures peut aussi être entendue dans un cadre démocratique, en prenant par exemple modèle sur le Conseil constitutionnel français ou sur la Cour suprême américaine. Y seriez-vous alors favorable?

Sur ce modèle, Pierre Rosanvallon propose la création d’une « académie du futur » composée de scientifiques, de philosophes et de représentants associatifs. L’inconvénient de ce type d’institutions, c’est qu’elles n’ont pas de légitimité électorale, ce qui à mon avis restreint leur puissance.

D’un autre côté, la légitimité électorale débouche nécessairement sur une logique partisane, totalement inappropriée à la défense des grands enjeux environnementaux vitaux. A côté de ce type d’institutions, je préconise alors la création d’une nouvelle chambre haute avec un mode de désignation original. Traditionnellement, dans le système représentatif, cette chambre a été conçue pour préserver les intérêts du passé et de la longue durée : elle repose sur l’hérédité ou sur des mandats plus longs que ceux de la chambre basse. Elle est davantage favorable au statu quo et à la tradition.

De son côté, le présent est très bien représenté par la chambre basse des gouvernements modernes. Elle fonctionne sur des mandats de court terme qui rendent réticents les élus à opérer des changements politiques risqués, dont les bénéfices ne seront perçus que par de futurs électeurs. Face au passé et au présent, le futur est ainsi le grand perdant de la représentation moderne.

Je propose alors de transformer la chambre haute en instance chargée non plus du passé mais du futur. Elle bénéficierait d’une certaine forme de représentativité (cf. encadré) et aurait un pouvoir de veto opposable à toute loi issue de la chambre basse.

D’une manière générale, la question écologique implique ainsi, selon vous, une rénovation des institutions…

Outre qu’elles fonctionnent sur des cycles électoraux de court terme, les institutions modernes ont été bâties pour des territoires restreints, locaux et nationaux, alors que les enjeux environnementaux sont généralement transfrontaliers. Elles doivent donc être enrichies pour faire face à de nouveaux problèmes. Par exemple, à l’instar de P. Rosanvallon, je considère qu’il faut rénover la fonction patrimoniale des Etats. Cette fonction première -assurer l’existence de la communauté nationale face à ses ennemis potentiels- a connu durant les dernières décennies une singulière extension : le bien-être présent et futur de la communauté nationale est désormais également menacé par le pouvoir que l’humanité a acquis sur la biosphère et ses mécanismes régulateurs. Un nouvel exercice difficile revient ainsi à l’Etat : anticiper et prévenir des dégradations futures et irréversibles, quitte à imposer de sévères contraintes au présent.

Outre l’existence d’un sénat du long terme, sur quels dispositifs concrets reposerait une démocratie écologique?

Il faudrait construire un système mixte, avec de nouvelles institutions en charge du développement durable. Les mécanismes de démocratie participative et de démocratie délibérative sont de bonnes pistes pour enrichir le système représentatif. La première permet de manière efficace d’intégrer en amont les citoyens sur des décisions ponctuelles. Or contrairement aux élus du système «représentatif», les citoyens peuvent éclairer la prise de décision publique en toute indépendance, car ils ne doivent rendre de comptes à personne. L’absence de mandat favorise ainsi le détachement des intérêts catégoriels. Quant à la démocratie délibérative, en associant des représentants d’ONG ou des experts aux décisions publiques, elle favorise la prise en compte des enjeux environnementaux face à la prépondérance des enjeux économiques et sociaux. Les ONG sont d’autant plus légitimes qu’elles sont de portée internationale ou sont organisées en fonction de territoires environnementaux définis. Elles offrent un contact direct avec des populations très dispersées et offrent une expertise importante dans le discours environnemental.

De son côté, la démocratie participative est traditionnellement utilisée au niveau local : jurys citoyens, vote du budget d’un quartier… Comment l’utiliser sur des enjeux globaux comme ceux liés à la défense de l’environnement?

Une première expérience de conférences de citoyens a déjà été réalisée à l’échelle internationale. Tel a été le cas, le 26 septembre de la Consultation mondiale sur le changement climatique. 4000 citoyens issus de 38 pays y ont participé et il n’est pas apparu de différence quant à la volonté d’action entre citoyens issus des pays développés, en voie de développement ou émergents. De manière consensuelle, ils étaient favorable à la restriction des émissions de gaz à effet de serre de toutes les nations (selon différents degrés fonctions de leur développement) et à l’établissement de sanctions contre les pays désobéissants. Il est donc possible de réaliser des panels rassemblant des citoyens de divers pays sur un même sujet. Comme la légitimité citoyenne est forte dans l’espace public, les recommandations issues de ces procédures participatives peuvent être des contrepoids utiles aux décisions des institutions traditionnelles.

Néanmoins, pour délibérer sur des questions d’environnement, les citoyens doivent détenir un bagage minimal de connaissances sur le sujet. Comme ces questions sont très techniques, on assiste à l’inverse à une confiscation du débat par les experts et les scientifiques. Comment l’éviter?

Ma position est claire : le citoyen n’a pas vocation à se substituer à l’expert dans la constitution des données. Sur le dossier du créationnisme ou sur celui du climatoscepticisme, il n’est pas normal que des individus qui ne prennent pas part à l’élaboration d’un savoir méticuleux par des milliers de chercheurs de par le monde se permettent par presse interposée d’en critiquer grossièrement les résultats. La production des données doit être laissée aux spécialistes et au système d’évaluation par les pairs. En revanche, une fois que les données scientifiques sont sur la table -et c’est le rôle du GIEC que d’apporter ces données au débat public- il est important que les citoyens soient sollicités pour en tirer des décisions publiques.

D’accord, mais comment demander aux citoyens de décider s’ils n’ont pas la culture scientifique pour juger ces questions?

La démocratie exige de la pédagogie. D’une part, les médias ont un rôle important de démocratisation du savoir scientifique à jouer dans l’arène publique. D’autre part, sur des questions ponctuelles où l’on sollicite des dispositifs participatifs, il est tout à fait possible d’assurer une formation technique aux citoyens sur les sujets sur lesquels ils devront délibérer.

Pour finir, revenons au niveau international: vous semblez faire confiance aux Etats alors qu’ils ont montré à Copenhague leur incapacité à décider collectivement de problèmes globaux…

La crise économique et financière l’a bien montré, l’Etat est la seule instance qui permette de préserver et de promouvoir l’intérêt général. Il veille au maintien de la hiérarchie des fins, empêche qu’une partie du corps social n’instrumentalise le reste de la société à son seul profit. En tant que garant de l’intérêt collectif, et en tant qu’institution suffisamment proche des citoyens, il demeure indispensable. Néanmoins, puisque la plupart des problèmes environnementaux ne sont pas territorialement restreints, que la pollution des rivières se propage d’une nation à l’autre, que l’atmosphère est globale, il est également nécessaire de développer et de renforcer les institutions supranationales.

L’exemple de l’Union européenne est intéressant, et en matière environnementale la Commission a fait à mon sens un travail efficace sur de nombreux sujets. En ce début de XXIe siècle, l’UE réglemente les nombreux polluants de l’air et les produits chimiques dangereux, elle dispose de directives protégeant les espèces migratoires, elle gère la qualité des eaux intérieures et côtières… Ce type d’organisation supranationale établit la possibilité de limiter la souveraineté nationale sur certains sujets.

 

Cet article était publié originalement sur Science Humaines.

The Green Democratic Reboot
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This issue is structured around three principles categories: the Green understanding of democracy, Green foundations in Europe and concrete initiatives to promote active citizenship.