La victoire de Syriza dimanche en Grèce relance une question cruciale pour les mois à venir en Europe : peut-on mener une politique de gauche au sein de la zone euro, sans modifier les traités ni les règles monétaires aujourd’hui en vigueur ?

André Orléan, un universitaire français spécialiste de la monnaie, est catégorique sur la dynamique grecque : « La politique prônée par Syriza est celle que nous avait promise François Hollande lors de son élection – peser sérieusement sur l’Allemagne, faire valoir l’existence d’autres intérêts et d’autres points de vue, dire que l’Europe est plurielle et qu’il serait bon que ce pluralisme soit entendu. Il me semble que François Hollande n’a même pas essayé sérieusement. »

« On ne sauvera l’euro qu’en le transformant en profondeur, à savoir en cessant d’y voir une monnaie uniquement au service des créanciers. Autrement dit, la bonne politique est celle de Syriza », insiste ce directeur d’études à l’EHESS, joint par Mediapart.

À l’approche de la probable victoire de Syriza, le parti anti-austérité d’Alexis Tsipras, dimanche en Grèce, le parallèle avec l’élection de François Hollande en mai 2012, qui avait promis de « réorienter l’Europe » durant sa campagne, n’est pas anodin. Il oblige à se poser une question de fond : la stratégie de Tsipras est-elle, pour reprendre l’alternative formulée par le Financial Times, « radicale ou réaliste » ? Ou, pour le dire avec les mots d’un autre économiste de premier plan, Frédéric Lordon, s’agira-t-il de « caler le pied de table » ou de la « renverser » ?

Pour Gabriel Colletis, un professeur d’économie de l’université de Toulouse-1, qui s’est souvent rendu à Athènes pour suivre les débats internes à Syriza, « il est important de ne pas opposer la radicalité de leur programme aux responsabilités qu’ils s’apprêtent à prendre : ils sont à la fois radicaux et responsables ». Interrogé par le “FT” sur son aptitude à aller au compromis avec ses probables futurs partenaires européens, Alexis Tsipras a eu cette réponse tout en ambiguïté : « Je pratique le compromis parce que mes objectifs sont réalistes. (…) En même temps, je sais me montrer ferme si je juge nécessaire d’aller à la confrontation. »

D’un point de vue de théorie économique, l’équation Syriza n’est pas simple. Elle relance les débats, qui divisent la gauche en France et ailleurs en Europe, sur les vertus de l’euro et les marges de manœuvre des gouvernements de gauche au sein d’une zone monétaire commune. Presque trois ans après l’échec de François Hollande, l’Europe pourrait bien se trouver confrontée à une expérience passionnante : celle d’un gouvernement ancré à gauche, en opposition nette avec Berlin, tout en étant prêt à jouer le jeu de l’euro et de la Banque centrale européenne (BCE). Mais y a-t-il de la place, à traités constants, pour autre chose que des compromis boiteux, qui tournent trop souvent à l’avantage d’Angela Merkel et de l’ordo-libéralisme cher aux Allemands ? Ce sera tout l’enjeu, pour Syriza, de le démontrer.

« L’alternative pour Syriza est des plus simples : plier ou tout envoyer paître. Mais il n’y aura pas de tiers terme. Et si Tsipras imagine qu’il pourra rester dans l’euro et obtenir davantage que des cacahuètes, il se raconte des histoires », écrit Frédéric Lordon sur son blog. À ses yeux, les marges de négociation sur la dette grecque avec Berlin ont déjà été épuisées lors d’une première restructuration de la dette, en 2012, qui avait entraîné des pertes chez les créanciers privés. « Imaginer que (la restructuration de la dette grecque) pourrait être étendue aux créanciers publics, a fortiori quand on compte parmi ceux-ci la BCE, tient maintenant du rêve éveillé », estime-t-il.

Sur le papier, Alexis Tsipras est définitif : pas question de revenir à la drachme. Le débat au sein de Syriza a été tranché à l’été 2013 et la minorité de la coalition favorable à un « Grexit » (environ 20 % des troupes) s’est alignée sur la position majoritaire. Mais nombre d’observateurs, en Allemagne notamment, jugent que Tsipras ne pourra tenir sa promesse (maintenir Athènes dans la zone euro) s’il tient parole sur le reste – en particulier sur la restructuration de la dette.

Peut-on tout à la fois réduire le poids de la dette pour la ramener à des niveaux « soutenables », contre l’avis de certains partenaires européens, et éviter la sortie de l’euro ? Plusieurs économistes joints par Mediapart en sont convaincus. « La restructuration de la dette grecque n’est pas antinomique de son maintien dans la zone euro. J’ai plutôt tendance à penser au contraire que c’est une condition nécessaire à son maintien, réagit Jézabel Couppey-Soubeyran, une universitaire à Paris I. Si la zone euro veut continuer d’exister, il faudra nécessairement restructurer des dettes, en monétiser (des rachats de dettes par la BCE – ndlr) ou en mutualiser, voire faire un peu des trois. »

La dette publique grecque s’établit à 174 % du PIB – un record en Europe (contre environ 95 % pour la France). Cela représente une masse de 317 milliards d’euros – à comparer aux plans de « sauvetage » conclus depuis 2010 avec Athènes pour permettre à la Grèce d’éviter le défaut, d’un montant cumulé de 240 milliards d’euros. Malgré des années d’austérité carabinée, le fardeau de la dette s’est encore alourdi, alors que l’économie grecque s’est contractée d’un cinquième. Selon les critères de Maastricht, la dette d’un État membre ne doit pas dépasser 60 % de son PIB.

« Au sein de Syriza aujourd’hui, on débat de la part de la dette que le prochain gouvernement devra annuler. Certains pensent que l’on pourrait annuler le tiers de la dette, pour revenir aux alentours de 120 %, un seuil au-delà duquel une dette n’est généralement plus considérée comme “soutenable”. D’autres visent plutôt les deux tiers, pour arriver aux 60 %, qui correspondent aux critères de Maastricht », assure Gabriel Colletis (par ailleurs blogueur sur Mediapart), qui milite plutôt pour le second scénario. Il plaide aussi pour un moratoire immédiat sur le paiement des intérêts de la dette, qui suffirait, selon lui, à financer ce « programme de développement » à court terme promis par Tsipras, chiffré à 12 milliards d’euros environ (augmentation du salaire minimum, etc.).

Quelle attitude de Berlin ?

Avant d’en venir à l’annulation pure et simple de pans de la dette, d’autres observateurs plus prudents spéculent sur des scénarios plus “soft” : allonger la durée des prêts sur des dizaines d’années, réduire des taux d’intérêt (déjà très bas) sur certains prêts contractés par Athènes. Dans cet esprit, une note du think tank bruxellois Bruegel fait l’inventaire des techniques qui permettraient d’alléger le coût de financement de la dette – sans en passer par des pertes pures et simples pour les créanciers.

Athènes pourrait aussi choisir de rembourser sa dette aux Européens, mais de faire défaut sur la dette contractée auprès du FMI (ce qui la placerait dans une situation analogue à celle de l’Argentine vis-à-vis de l’institution), comme l’imagine Daniel Gros. Cet économiste allemand dédramatise ce que signifierait la victoire de Syriza pour la Grèce : « Les prochains mois seront riches en rebondissements, mais à la fin, la différence entre un gouvernement qui n’a jamais su tenir ses promesses de remboursement (Nouvelle démocratie – ndlr) et un gouvernement qui promet qu’il ne paiera pas, pourrait bien ne pas être si importante », ironise-t-il.

Pour Liêm Hoang-Ngoc, un ancien eurodéputé socialiste, coauteur d’un rapport sur l’action de la Troïka en Grèce, les propositions de Syriza « sont loin d’être dénuées de réalisme ». L’économiste PS s’explique, dans un article récent à L’Hémicycle : « Syriza propose en premier lieu une restructuration de la dette d’un montant qui lui permettrait de libérer 12 milliards d’euros pour appliquer un programme de relance, sans lequel la dette continuera d’exploser. C’est pourquoi Alexis Tsipras propose en second lieu d’augmenter le pouvoir d’achat pour soutenir la reprise et d’indexer le remboursement de la dette sur la croissance. » Encore faudrait-il, si l’on suit cette logique, savoir quel secteur économique relancer, alors que l’économie grecque est sinistrée.

En 2012, la dette grecque a déjà été restructurée. Des créanciers privés (des banques) avaient encaissé des pertes allant jusqu’à 70 % de la valeur de leurs prêts – sans que l’opération ne provoque le chaos tant redouté à l’époque. Depuis, comme l’a déjà raconté Mediapart, les propriétaires de la dette grecque ont changé. Ce ne sont plus des établissements privés, mais des institutions publiques internationales – FMI, BCE, le Mécanisme européen de stabilité (MES) – ou encore des États de la zone euro qui détiennent le gros (environ 70 %) de la dette. A priori, ce transfert protège le système financier européen de toute menace de propagation, en cas de défaut pur et simple de la Grèce.

Si l’entreprise semble réaliste, d’un point de vue économique, tout dépendra donc de l’attitude de ces institutions publiques, lorsque s’ouvriront les négociations pour restructurer la dette. En clair : ce sera de la politique, ni plus, ni moins. Une victoire de Syriza, au-delà des étiquettes qu’on cherche à lui coller (« gauche radicale », force sociale-démocrate qui ne dirait pas son nom, etc.), aurait ceci d’important qu’elle rappelle aux Européens une évidence un peu oubliée : il existe des marges de manœuvre pour ouvrir une discussion politique, par-delà l’autorité « naturelle » des marchés financiers, pour sortir l’Europe de la crise.

« Je ne dis pas que les institutions publiques vont accepter aisément les exigences de Syriza. C’est d’ailleurs pour moi la question principale du moment : quelle va être la stratégie de négociation d’un gouvernement Syriza, par rapport à ces autorités publiques ? » avance Gabriel Colletis, convaincu que les choses ne vont pas durer « des mois », et qui mise sur de premières annonces d’annulation de la dette très vite après la formation d’un gouvernement Syriza.

Mais l’Allemagne acceptera-t-elle cette « révolte des débiteurs » ? Si l’on en croit certains, elle n’aura pas le choix. « L’histoire nous enseigne qu’après une crise de la dette, un équilibre doit être trouvé entre les intérêts des créanciers et ceux des débiteurs, écrit l’économiste belge Paul de Grauwe, professeur à la London School of Economics. L’approche unilatérale qui a été prise dans la zone euro – celle où les débiteurs ont été obligés de supporter tout le poids de l’ajustement – conduit presque toujours à une révolte de ces débiteurs. C’est ce qui se passe actuellement en Grèce. Et ce processus peut seulement être arrêté si les créanciers osent faire face à cette réalité. »

À en juger par les crispations allemandes dès l’annonce de la tenue des élections anticipées en Grèce (mais aussi en Finlande ou du côté du FMI), les négociations entre Berlin et Athènes ont en fait déjà commencé. Angela Merkel a mis du temps à démentir des informations du Spiegel, fin décembre, selon lesquelles l’Allemagne réfléchit à une sortie de la Grèce de la zone euro, si Athènes choisit d’annuler une partie de sa dette. Son ministre des finances ne veut même pas entendre parler de ce scénario. Des économistes, comme le « keynésien » Peter Bofinger, redoutent des effets de contagion au Portugal et en Irlande, si Berlin pousse Athènes vers la sortie de la zone euro.

La stratégie allemande s’explique par des convictions économiques qui n’ont pas évolué depuis le début de la crise (l’ordo-libéralisme), mais aussi par un jeu politique national en mutation. Merkel voit d’un mauvais œil l’essor de l’Alternative pour l’Allemagne (AFD), ce parti lancé en 2013 par des universitaires opposés à l’euro, qui a atteint 7 % aux dernières européennes. Ce dernier pourrait profiter, par ricochet, d’une restructuration de la dette grecque, puisqu’une telle opération entraînerait une perte sèche pour l’Allemagne, qui a prêté à la Grèce (en tout, 63 milliards d’euros, contre 48 pour la France). Le sujet, à Berlin, provoque des débats extrêmement vifs et de nombreux sondages laissent entendre qu’une majorité d’Allemands y est opposée.

C’est toute la difficulté de la situation et d’une Europe animée par des mouvements politiques contradictoires. Une victoire de Syriza pourrait être une bonne nouvelle à court terme pour l’avenir de la Grèce et de la zone euro, parce qu’elle s’attaque enfin aux racines de la crise grecque par des voies alternatives à l’austérité. Mais elle pourrait aussi renforcer, à moyen terme, des forces anti-euro comme l’AFD en Allemagne et obliger Angela Merkel à durcir ses positions sur l’Europe, au risque d’un délitement, à brève échéance, de l’eurozone.

 

Cet article est republié ici avec la permission de Mediapart