La France était autrefois le pays des Lumières. Pourtant, on y constate aujourd’hui une méfiance croissante de la population envers la science, dans une proportion unique en Europe. L’argumentation et la critique sont des éléments clés du débat démocratique, mais lorsqu’on ne peut pas s’accorder sur les faits, c’est plus compliqué. Édouard Gaudot a pris le temps d’une discussion avec le physicien Etienne Klein pour échanger sur le changement d’attitude du public envers la science et sur le rôle de l’éducation.

Edouard Gaudot: Une mécanique du doute s’est mise en branle depuis une quinzaine d’années et a connu un coup d’accélération avec la pandémie. Peut-on parler d’un déclin de la confiance dans la science ?

Étienne Klein: Un rapport du Conseil d’analyse économique publié en 2021 faisait un bilan en Europe des effets de la crise du Covid sur l’économie, la psychologie des populations et la confiance dans la science. Ce rapport montre des choses très intéressantes : cette confiance dans la science est en réalité très forte, à hauteur de 90 %. Ce chiffre doit être pris avec des pincettes, parce qu’on ne sait pas très bien s’il signifie qu’on fait confiance à 90 % de ce que disent les scientifiques, ou si c’est 90 % de la population qui fait confiance aux scientifiques… Mais quoi qu’il en soit, c’est un chiffre élevé.

On peut comprendre la question « Avez-vous confiance en les scientifiques » de plusieurs façons. La première serait : est-ce que vous avez confiance dans la valeur de vérité de ce que disent les scientifiques, dans leurs paroles, et si oui, est-ce que cela vaut pour tous les scientifiques ou seulement pour quelques-uns qui seraient vos  favoris dans le lot de ceux qui s’expriment ?

La deuxième façon serait : est-ce que vous avez confiance en la science en tant que démarche de connaissance capable de produire des résultats dits « scientifiques », censés bénéficier d’une très forte objectivité ? Et il y a encore une troisième façon : est-ce que vous avez confiance dans la science pour relever les défis qui sont devant nous en matière d’écologie, de climat, de biodiversité, de pollution, etc ?

L’idée du doute, inhérente à la recherche, a fini par coloniser l’idée même de science.

Quelle que soit la façon dont on comprend la question, dans tous les pays d’Europe, cette confiance dans la science s’est à peu près maintenue, c’est-à-dire est restée très forte, sauf dans un pays : la France, où elle a perdu 20 points en 18 mois. Ce qui est énorme ! Il faut donc s’interroger sur ce qui pourrait expliquer cette singularité, cette « exception culturelle ». Est-ce que c’est la façon de mettre en scène la science et la recherche pendant le covid ? Est-ce qu’on a trop personnalisé les débats ? Est-ce qu’on organisé des controverses prématurées ou factices ?

Ce n’est pas tellement, me semble-t-il, qu’on n’a pas confiance dans les experts, c’est plutôt qu’il y a toutes sortes d’autres voix qui se font entendre et qui recueillent une audience nouvelle. Ce sont des voix qui n’auraient pas été invitées sur les plateaux il y a quelques années. Cela correspond-il à une sorte de démocratisation du rapport au savoir, à une espèce de promotion du « ressenti » et du « bon sens » afin de se guider dans un paysage qui est très complexe et dans lequel personne n’arrive plus à se repérer ? Ou bien est-ce le fruit d’une sorte de confusion à propos de ce qu’est la science ? Mon hypothèse est qu’on a surtout confondu la science et la recherche : l’idée de doute qui est inhérente à la recherche est venue coloniser l’idée même de science.

Ce serait, paradoxalement, un certain progrès de l’esprit critique. On met en doute pour des raisons qui sont de l’ordre de l’intelligence et de la recherche scientifique.

Autant je pense du bien de l’esprit critique quand il s’agit du bon, autant j’en pense du mal quand il s’agit du mauvais. Le bon, c’est celui par lequel vous allez soumettre votre pensée à la critique, car toute véritable pensée est critique. « Penser, c’est penser contre son cerveau », disait Gaston Bachelard. Mais quand vous êtes constamment conforté dans vos pensées par des biais de confirmation, on ne peut plus dire que vous pensez vraiment. Le bon esprit critique, c’est celui qu’on s’adresse à soi-même. Celui qui met en danger notre propre pensée par le biais d’arguments qui viennent la contredire. Après, nous voyons si notre pensée est capable de réagir. Mais l’esprit critique que je vois se déployer, notamment dans les commentaires en ligne, c’est plutôt celui qui critique la pensée des autres simplement à partir d’affects, c’est-à-dire sans qu’il y ait beaucoup d’argumentation.

Making Our Minds: Uncovering the Politics of Education
This article is from the paper edition
Making Our Minds: Uncovering the Politics of Education
Order your copy

On aurait donc affaire à une conséquence inattendue de l’éducation à l’esprit critique. Comment faire la distinction entre une saine mise en question de l’information et une question malsaine de complotiste ?

On ne peut pas tout de suite parler de conspirationnisme, ou de complotisme. En effet, il y a une forme de complotisme qui n’est pas irrationnelle, mais au contraire hyper-rationnelle. C’est le cas du jeu du principe de causalité minimaliste : un tout petit nombre de causes donne sens et explique tous les phénomènes auxquels on assiste. J’ai discuté un jour avec un complotiste et j’ai pu voir comment il arrivait à utiliser de façon très habile un argument scientifique en inversant la charge de la preuve. Quand on lui demande de prouver qu’il y a eu un complot, il répond : prouvez-moi, vous, qu’il n’y en a pas eu. Or, c’est matériellement impossible à prouver… Et il me rétorquera que l’absence de preuves n’est pas la preuve de l’absence, ce qui est ma foi vrai !

Dans son livre Vérité et Véracité (2006), Bernard Williams explique que dans les sociétés postmodernes comme la nôtre, il y a deux courants de pensée contradictoires, et qui, par un effet pervers, au lieu de se combattre, s’alimentent mutuellement. Le premier, il l’appelait le « plaisir de véracité ». C’est l’idée que nos sociétés européennes sont éduquées, formées, informées, et que donc le public n’a pas envie d’être dupe des discours du pouvoir, des élites, des institutions, des organisations officielles, des lobbys, etc. Évidemment, ce souci de ne pas être dupe est parfaitement sain en démocratie, il est même légitime. Il faut l’encourager, car il s’appuie sur l’idée qu’il y aurait un lien presque intrinsèque entre la connaissance et la « République ». Même si dans ses formes radicales, il peut conduire au complotisme généralisé.

Ce désir de véracité, qui est sain, devrait servir et avoir pour but l’identification de la vérité. Ce que montre Bernard Williams, c’est qu’en réalité il déclenche, au sein de toute la société, un esprit critique généralisé qui vient défaire l’idée qu’il y a des vérités assurées. Autrement dit, dès qu’on tombe sur une vérité, soit qu’on la découvre soi-même, soit qu’on l’apprenne de quelqu’un d’autre, on se pose la question de savoir si c’est vraiment une vérité : est-ce qu’elle ne serait pas éphémère, contextuelle, culturelle, instrumentalisée, factice, relative etc. Le désir de véracité viens ainsi alimenter un déni de vérité, ce qui crée pour le coup une défiance à l’égard de tous les discours qui sont tenus qui relèvent de la puissance, qu’elle soit politique, institutionnelle, experte, etc.

Ces choses-là avaient été identifiées avant le covid. Ce qu’a montré la pandémie, ce sont les limites de l’efficacité de la vulgarisation : celle-ci ne fonctionne qu’auprès de ceux… auprès de qui elle fonctionne !  C’est-à-dire ceux qui s’intéressent à elle, soit très peu de gens en proportion par rapport au grand public, qui lui n’a pas eu de contact direct avec des arguments scientifiques et s’abreuve à d’autres sources que la science. Quand je dis cela, je ne veux pas donner l’impression de tenir un discours élitiste, au motif qu’il y aurait d’un côté les scientifiques et de l’autre le grand public. Les scientifiques eux-mêmes ne sont en général compétents que « localement », c’est-à-dire dans et aux abords de leur propre discipline.

Par ailleurs, je ne défends pas une conception scolaire de la démocratie : un citoyen qui ignore tout des sciences n’est pas moins bon citoyen qu’un autre qui s’y intéresse.

Il y a néanmoins, et c’est ce qui me préoccupe, une partie du public qui peut être facilement manipulée, trompée. Dès lors, que faire, et comment, pour diminuer l’importance de ce risque ? Car si nous voulons pouvoir discuter démocratiquement du type de compagnonnage que nous voudrions effectuer avec les nouvelles technologies, il faudra bien que la militance s’habille de quelques connaissances préalables, non ?

La pandémie a exposé les limites de la vulgarisation scientifique, généralisée pour le grand public.

Au cœur de cette articulation entre science, pouvoir et action publique, il y a une question : comment est-ce qu’on peut réarticuler la connaissance scientifique – celle des faits, comme la dégradation du vivant et le dérèglement climatique – et l’action publique ?

C’est exactement ce qui me préoccupe et je n’ai pas vraiment de solutions. Je dirais une première chose : j’observe que, sur les sujets technologiques et sur les sujets environnementaux, il y a une certaine décorrélation entre la militance et la compétence. Je ne me sens pas autorisé à porter des jugements sur ce qui se passe ailleurs, mais en France, le fait d’avoir un avis tranché, donc d’être militant pour ou contre, ou pro ou anti, semble dédouaner de l’obligation de s’instruire à propos de ce sur quoi on a un avis tranché. Que nous soyons dans le camp des « pro » ou dans celui des « anti », nous ne savons guère ce que sont les OGM, ni sur quels principes fonctionnent les réacteurs nucléaires, ni par quel miracle nos téléphones parviennent à envoyer des messages à l’autre bout du monde ; mais lorsqu’un sondeur vient nous interroger sur ces sujets, nous n’hésitons pas à répondre par oui ou par non aux questions posées. Comment expliquer cette promptitude à faire valoir son opinion en toute matière ? Elle tient sans doute au fait que nous nous prononçons non pas sur les technologies elles-mêmes, mais sur les images auxquelles notre esprit les associe. En effet, toute technologie produit un « effet de halo », comme le fit remarquer le philosophe Gilbert Simondon : elle rayonne autour d’elle une lumière symbolique, tantôt positive, tantôt négative, qui dépasse sa réalité propre et se répand dans son entourage, si bien que peu d’entre nous sont capables de la percevoir telle qu’elle est vraiment, tout entière contenue dans ses limites objectives et matérielles.

Il y a derrière ce constat l’une des limites du projet des Encyclopédistes des Lumières, qui pensaient que plus il y aurait d’objets techniques au sein de la population, plus celle-ci connaîtrait les principes scientifiques qui rendent ces objets possibles. C’est l’idée selon laquelle la technologie serait vectrice de pédagogie : elle enseignerait, par sa présence même, les sciences dont elle est issue. Ça a pu marcher un certain temps, mais aujourd’hui, c’est devenu carrément faux. Même un élève ingénieur aujourd’hui a du mal à dire comment fonctionne un téléphone portable : on appuie sur un écran, miraculeusement ça compose des lettres qui vous permettent d’envoyer un message à un correspondant n’importe où dans le monde, mais comment ça fonctionne, par où ça passe, on n’en sait trop rien…. Se développe ainsi un rapport magique aux objets techniques. Leur facilité d’usage est complètement indépendante de la connaissance que nous avons, ou pas, de leur fonctionnement.

L’autre aspect crucial de cette question de la relation entre la science et la démocratie, c’est l’éducation. Dans la préface du Contrat naturel, Michel Serres déplorait le fait qu’on ait des trajectoires éducatives de plus en plus hétérogènes, avec d’un côté l’éducation à la science et à la description du monde, et de l’autre l’éducation aux sciences humaines, et donc à la prescription du monde.

C’est moins vrai en Allemagne, grâce à la valorisation de l’enseignement technique notamment,  et aussi de l’enseignement tout au long de la vie. Mais en France, il y a une sorte de détermination qui est posée très jeune, avec l’idée que les sciences et notamment les mathématiques sont enseignées notamment pour sélectionner une élite qui peuplera les amphithéâtres des Grandes Écoles. Or, on devrait davantage se soucier du niveau moyen ou général de la population.

Jusqu’à récemment, on pouvait cesser de faire des mathématiques en France dès la classe de première : on en fait un peu jusque-là, ça permet de savoir si on est bon ou non, et si on estime qu’on n’est pas bon, c’est fini pour la vie ! Moi qui ait pas mal enseigné à différents types de publics, je puis vous dire qu’il y a des parois de verre qui s’installent ici et là, qui font que certains esprits, pourtant intelligents, estiment, à cause des traumas qu’ils ont subi pendant leurs années scolaires, qu’ils sont « cérébralement illégitimes » à entendre parler de sciences.

Si on se pose quasiment en rêveurs d’un monde idéal, à quoi devrait ressembler le monde éducatif européen ? Qu’est-ce qu’on devrait avoir à la sortie de nos écoles ?

C’est un problème énorme. La question de ce qu’on doit enseigner aux élèves est une question délicate, car toutes les connaissances sont disponibles pour qui les veut sur internet. Que peut-on leur dire qu’ils ne puissent pas trouver par eux-mêmes ?

Je pense que l’enseignement doit comporter une part d’apprentissage. Il faut apprendre à calculer, à écrire, à comprendre, à raisonner etc. Mais en marge de cet apprentissage qui est la condition pour pouvoir apprendre plus tard par soi-même, il faudrait aussi distiller ce que Einstein appelait l’«érotisme des problèmes », une façon de présenter les choses qui crée une addiction par l’association de réflexions, de connaissances, d’émotions, d’histoires, de personnages, de paradoxes, d’idées de génies, d’aventures. Tout cela engendre en un seul et même élan une fête de l’esprit qui ensuite s’auto-entretient.

Il faudrait donc davantage exploiter la joie profonde, la joie singulière qui surgit dans l’esprit lorsqu’enfin il comprend ce qu’il cherchait à comprendre. Comprendre, découvrir la clé d’un raisonnement ou d’une découverte, vérifier une loi physique élémentaire : voilà qui vous déplace, vous écarte de vos façons habituelles d’être au monde.

La mauvaise connaissance que nous avons de nos connaissances nous empêche de dire ce par quoi elles se distinguent de simples croyances. Il y a, à l’intérieur même de notre savoir, comme un trou d’ignorance qui fragilise nos intellects. Il faut bien le reconnaître : si nous adhérons à certaines connaissances scientifiques sans les mettre en doute, c’est simplement parce que nous faisons confiance à ceux qui nous les ont transmises, sans être capables de dire comment elles furent acquises au cours de l’histoire des idées.

C’est pourquoi, il y a quelques années, j’avais proposé avec Luc Ferry d’enseigner chaque année, de la maternelle jusqu’au troisième cycle, l’histoire d’une découverte. La vraie histoire, pas la légende : quels étaient les arguments en présence, qu’est-ce qui fait qu’à un moment tout le monde ou presque est tombé d’accord ? Évidemment, on tiendrait compte de l’âge des élèves dans le choix de la découverte à enseigner. Cet enseignement serait obligatoire, mais il ne serait pas noté, pour ne pas créer de traumatisme. Cela permettrait d’apprendre sur des cas précis la différence entre connaissance et croyance.

Comment alors démocratiser la science ? Comment on peut avoir une science citoyenne sans appauvrir le rapport à la science ?

Je n’aime pas trop parler d’une « démocratisation de la science », car c’est un terme ambigu. Cette formulation laisse entendre que la science serait par essence démocratique ou pourrait le devenir. Or, elle ne l’est pas et n’a pas vocation à le devenir. On n’a jamais décidé d’un résultat scientifique par le vote. David Hume disait déjà que la souveraineté du peuple n’a qu’une limite, qui est la vérité : si le peuple décide à sa grande majorité que la Terre est au centre du monde et que le soleil tourne autour, ça ne changera rien au mouvement de la Terre autour du soleil…

Le droit des citoyens à poser des questions, à enquêter, à émettre des avis, à interpeller les chercheurs comme les gouvernants, n’en demeure pas moins un droit absolu, et il doit leur être répondu de la façon la plus honnête possible ; mais avoir un avis n’équivaut nullement à connaître la justesse ou la fausseté d’un énoncé scientifique.

Au demeurant, l’indépendance de la vérité scientifique évoquée par Hume n’enlève rien à la liberté individuelle : ni Newton, ni Darwin, ni Einstein n’étaient des dictateurs en puissance. Elle la protège, au contraire, du moins en démocratie. Lorsque le pouvoir ment, trompe ou se trompe, l’individu peut alors se réclamer de cette vérité pour le contester.

En revanche, les connaissances ont quelque chose de républicain au sens où elles sont « affaire publique ». La république, à défaut d’être elle-même savante, accorde en effet à la connaissance une valeur propre et spécifique, une valeur qu’elle possède du seul fait qu’elle est une connaissance, même si elle n’a a priori pas d’applications pratiques. À ce titre, elle doit pouvoir être connue de tous, au moins en principe : ni le théorème de Pythagore, ni le second principe de la thermodynamique, ni la formule E=mc2 n’appartiennent à quelqu’un en particulier. L’idée de république et la notion de connaissance me semblent sont donc intriquées par nature.

Si on prend l’exemple de la recherche sur le SIDA : elle a connu d’immenses progrès sous la pression des patients.

Oui, mais il s’agit là de science participative. La France a fait la même chose pour l’astronomie ou pour la biodiversité, avec des recensements d’espèces en voie de disparition par exemple : ce sont des personnes qui ne sont pas dans les laboratoires mais qui aident à l’élaboration des connaissances par des travaux personnels qui sont mis en commun, mutualisés, puis analysés par d’autres. Les malades d’une maladie nouvelle, donc en partie inconnue, acquièrent des connaissances, à leur corps défendant, qui peuvent aider les médecins, voire faire pression sur eux pour aller vers des pistes auxquelles ils n’auraient pas spontanément pensé. 

L’indépendance de la vérité scientifique n’enlève rien à la liberté individuelle.

Est-ce que ça ne s’épaule pas ? Quand on parle, certes à mauvais escient, de démocratiser la science, il s’agit de démocratiser le pouvoir que donne la science, mais cela peut se faire aussi par la science participative.

Oui. Le fait d’encourager les gens à être des acteurs de science est une très belle initiative. Cela permet d’apprendre ce que sont les diverses méthodologies des sciences.

A ce propos, je n’ai pas compris un phénomène qui s’est déroulé pendant le Covid. On avait là une opportunité quasi-historique d’expliquer au grand public, en temps réel, jour après jour, les méthodologies scientifiques. On aurait pu par exemple expliquer de façon très pédagogique, s’agissant des traitements ou des médicaments,  en quoi consistent un essai en double aveugle, un essai randomisé, un effet placebo, un bon usage des statistiques (qui peuvent être très contre-intuitives), la différence entre une corrélation et une relation de cause à effet.. Et, pourquoi pas, dispenser au journal de 20h de véritables cours sur la désormais célèbre « fonction exponentielle », comme le fit très patiemment Angela Merkel lors d’une conférence de presse qu’elle donna à la télévision en juillet 2020. Mais, allez savoir pourquoi, nous ne l’avons pas fait.

Au fond, peut-on confier le gouvernement aux scientifiques ?

Non. La science produit des connaissances, mais nous avons compris qu’elle produit aussi de l’incertitude, une incertitude d’un type très spécial : nous ne pouvons pas savoir grâce à nos seules connaissances scientifiques ce que nous devons faire d’elles. Par exemple, nos connaissances en biologie nous permettent de savoir comment produire des OGM, mais elles ne nous disent pas si nous devons le faire ou non. Depuis que l’idée de progrès s’est problématisée, cela devient affaire de valeurs qui s’affrontent et non plus de principes, que ceux-ci soient éthiques ou normatifs. Or, les valeurs sont en général moins universelles que les principes (la valeur d’une valeur n’est pas un absolu puisqu’elle dépend de ses évaluateurs), de sorte que plus les principes reculent, plus les valeurs tendent à s’exhiber et à se combattre.

La science n’est plus enchâssée dans l’idée de progrès. D’ailleurs, il est facile de voir que le mot « progrès » est de moins en moins fréquemment utilisé. Il a même quasiment disparu des discours publics, où il se trouve remplacé par le mot « innovation ».  On pourrait se dire que ce remplacement n’a rien changé, au motif que ces deux mots seraient liés et, en un sens, quasi synonymes. Mais à l’examen, il apparaît que nos discours sur l’innovation se détournent radicalement de la rhétorique du progrès.

Croire au progrès, c’était accepter de sacrifier du présent personnel au nom d’une certaine idée, crédible et désirable, du futur collectif. Mais pour qu’un tel sacrifice ait un sens, il fallait un rattachement symbolique au monde et à son avenir. Est-ce parce qu’un tel rattachement fait aujourd’hui défaut que le mot progrès disparaît ou se recroqueville derrière le seul concept d’innovation, désormais à l’agenda de toutes les politiques de recherche ?

A entendre la plupart des discours, il faudrait innover non pour inventer un autre monde, mais pour empêcher le délitement du nôtre. C’est l’état critique du présent qui est invoqué et non pas une certaine configuration du futur, comme si nous n’étions plus capables d’expliciter un dessein commun qui soit attractif. L’argumentation s’appuie en effet sur l’idée d’un temps corrupteur, d’un temps qui abîme les êtres et les situations. Or, une telle conception tourne le dos à l’esprit des Lumières, pour qui le temps est au contraire constructeur et complice de notre liberté, à la condition, bien sûr, qu’on fasse l’effort d’investir dans une certaine représentation du futur.

C’est aux citoyens qu’il appartient d’examiner le type de compagnonnage qu’ils souhaitent construire avec les nouvelles technologies.  Nombreux sont ceux qui réclament un débat. Mais l’idée même de débat dans un monde d’opinions polarisées, avec peu de connaissances, est difficile à mettre en pratique : Comment organiser un tel débat de sorte que les citoyens et les experts puissent dire après coup, les premiers autant que les seconds, que, pour eux, il a vraiment eu lieu et a vraiment été instructif ? Où tracer la frontière entre la vulgarisation scientifique, la consultation citoyenne et ce qui revient au pouvoir politique ? Je pense que les choses iraient déjà mieux si les gens compétents, qui sont en général modérés, s’engageaient sans modération.