Le Pacte Vert pour l’Europe signifie-t-il que les structures de pouvoir ont pris conscience de l’urgence climatique ? Pas tout à fait, selon Éloi Laurent, car les institutions souffrent d’immobilisme, les idées deviennent des professions de foi, et les intérets sont têtus. Il est essentiel de mener une réforme au niveau européen et national. A partir d’une étude concentrée sur la croissance du PIB, un nouveau paradigme politique doit émerger, capable de penser de manière globale et écologique le bien-être, la durabilité, et la justice.

Laurent Standaert : Vous dites que le PIB et sa croissance ne constituent plus un bon indicateur pour les politiques publiques. Pourquoi doit-on en sortir ?

Éloi Laurent : Il faut abandonner la croissance, tout simplement parce qu’elle ne nous permet pas de comprendre le monde dans lequel nous vivons, et qu’elle ne nous permet pas de résoudre les crises que nous avons mises en mouvement et dont nous devons être pleinement responsables. Trois crises majeures vont structurer la décennie 2020.

La première, c’est la crise des inégalités intra-pays. Ces inégalités deviennent insoutenables et ne concernent pas seulement le revenu et la richesse, mais aussi la santé, l’éducation etc. Et cette crise n’affecte pas uniquement le dynamisme économique mais affecte la coopération sociale. Il y a littéralement une balkanisation de certaines sociétés aujourd’hui.

La deuxième crise, c’est la crise écologique : il suffit de regarder l’Australie et l’Amazonie qui brulent, les catastrophes naturelles à répétition et les conséquences tous azimuts du réchauffement climatique.

La troisième crise – de plus en plus évidente – est celle de la démocratie libérale. Les données de la Freedom House montrent clairement que beaucoup de pays qui penchaient vers un régime démocratique ces dernières années s’en détournent aujourd’hui. L’Europe centrale et orientale était dans les années 1990 la nouvelle frontière de la démocratie et elle est aujourd’hui celle des régimes autoritaires. Ailleurs, des néolibéraux durs et violents sont élus. La démocratie est donc attaquée non seulement dans les pays qui en rêvaient, mais aussi dans les pays qui sont censés en être le cœur : Grèce, France, Royaume-Uni, États-Unis, Inde.

La croissance du PIB ne nous dit rien de ces crises, ni en termes de compréhension, d’analyse ou d’atténuation, ni en termes de politiques publiques qui pourraient y remédier. On peut regarder le PIB par habitant (et sa croissance) de n’importe quel pays dans le monde sans apercevoir ces crises majeures.

Depuis la crise financière de 2008, et même avant, les initiatives pour proposer des alternatives à la croissance du PIB comme indicateur se sont multipliées, en Europe et ailleurs, ainsi qu’au sein des Nations Unies. Pourtant le dépassement du PIB semble encore loin. Comment expliquer cela ?

Les transitions se produisent – ou ne se produisent pas – en raison de trois facteurs principaux : les idées, les intérêts, les institutions.

En ce qui concerne les idées, il y a un travail colossal de formation intellectuelle à faire. Depuis 1934, l’utilisation du PIB et de sa croissance comme boussole entraine un ancrage profond dans nos imaginaires, entre autres via les écoles et universités, de cet outil. Cette doctrine est professée par l’immense majorité des économistes et a aujourd’hui percolé jusque dans la société. Mais en réalité le PIB est très mal connu et quasiment pas questionné, il a acquis une dimension quasi mystique. Prenez le Président Macron, formé dans les meilleures écoles françaises. Pour lui l’économie, ce sont les start-up, la finance et le taux de croissance du PIB. Il y a un aveuglement sur le PIB et une absence totale de prise en compte de la réalité environnante, une absence d’écologie.

Au cours de la décennie 2020 le défi est de changer l’économie comme système de pensée et système social. Le bastion principal de résistance à la transition écologique aujourd’hui, ce n’est pas la société civile et de moins en moins le monde politique, c’est le système économique.

Rappel : le PIB mesure la production de biens et services échangés sur les marchés et monétarisés au cours d’une période donnée, en comptabilisant les flux de revenus, de dépenses ou de valeur ajoutée. La croissance désigne l’augmentation du niveau du PIB à prix constants. Dès lors, par construction, PIB et croissance ne reflètent qu’une très faible part des déterminants du bien-être humain et en aucune façon sa résilience ou sa soutenabilité.

Les institutions de leur côté sont les idées incarnées dans des lieux de pouvoir. La croissance du PIB est puissante politiquement car elle s’est incrustée dans les processus de décision budgétaire. Partout, des lois sont votées pour faire croitre le PIB. L’information statistique qui est donnée aux parlementaires concerne la plupart du temps uniquement le PIB et ses composantes – cela veut donc dire pas l’état des inégalités, du patrimoine naturel, de l’empreinte écologique des activités humaines et industrielles etc.

Enfin, il y a les intérêts, sans doute les forces les plus difficiles à vaincre. Des gens et des organisations ont intérêt à raisonner en termes de croissance du PIB parce qu’ils en tirent avantage et ne désirent pas rendre visibles les choses qui ne sont pas mesurées par cet indicateur parce qu’ils les détruisent.

On comprend les raisons que vous décrivez ici mais comment transcender ces trois « i » ?

La transition écologique doit tirer des leçons des stratégies de mise en œuvre passées. Regardez la soi-disant révolution numérique ou le mariage homosexuel. Prenons ce dernier : nous sommes passés de sociétés majoritairement homophobes au mariage homosexuel en une décennie. Il a fallu organisation, arguments et déconstruction pour pénétrer au cœur du système idées-institution-intérêts. Au cours de la décennie 2020 le défi est de changer l’économie comme système de pensée et système social. Le bastion principal de résistance à la transition écologique aujourd’hui, ce n’est pas la société civile et de moins en moins le monde politique, c’est le système économique. Les imaginaires économiques, que j’appelle les mythologies économiques, et les structures de consommation et de production rendent concrètement très difficiles la transition écologique.

Des signes de changement sont apparus dès 2007-2009, avec la conférence européenne Beyond GDP et le rapport de la commission Stiglitz. En 2015, les Nations Unies se sont donnés 17 objectifs de développement durable sans que la PIB y soit prédominant. En 2019, quatre pays ont décidé de troquer le PIB comme indicateur contre des indicateurs de bien-être comme boussole pour leur société : Finlande, Nouvelle-Zélande, Ecosse et Islande. Ailleurs, dans beaucoup d’institutions – je citerais simplement l’INSEE en France ou l’OCDE – des signaux faibles et parfois forts donnent à voir la dissipation de cette croyance que le PIB serait le meilleur indicateur. Ce qui explique le mieux le maintien parfois irrationnel de la centralité du PIB et de sa croissance c’est l’imaginaire : le fait de croire est la chose la plus puissante chez l’être humain, beaucoup plus que penser ou réfléchir. Il y a une croyance dans la croissance qui est véritablement irrationnelle, de l’ordre de la mythologie. Mais je pense que le changement est en cours, même s’il ne va évidemment pas assez vite.

La clé, ce sont les processus de décision budgétaire. Pour prendre des décisions budgétaires les institutions se basent sur des indicateurs, sur un tableau de bord aujourd’hui obsédé par la croissance du PIB. Ma proposition est simple : se baser sur d’autres indicateurs pour orienter les décisions de politiques publiques.

Dépasser la croissance, est-ce nécessairement dépasser le capitalisme ?

Pour répondre directement, LE capitalisme, je ne sais pas ce que c’est. La croissance, je sais ce que c’est. Sortir du capitalisme, je ne sais pas ce que c’est, sortir de la croissance je sais ce que c’est. Le capitalisme change de visage toutes les décennies et est presque partout différent depuis cinq siècles. Il y en a deux définitions génériques du capitalisme : la dissociation des moyens de production et du travail et la manipulation du temps pour inventer de la richesse au-delà du revenu. Ces deux éléments ne sont pas nécessairement incompatibles avec la préservation de la biosphère. (2) La Finlande est un des pays les plus avancés de la planète sur les plans de la soutenabilité, de la fiscalité environnementale, de la santé, de la lutte contre les inégalités sociales, et c’est un pays capitaliste.

Vous parlez des institutions, c’est là que se trouve un des leviers ?

La clé, ce sont les processus de décision budgétaire. Pour prendre des décisions budgétaires les institutions se basent sur des indicateurs, sur un tableau de bord aujourd’hui obsédé par la croissance du PIB. Ma proposition est simple : se baser sur d’autres indicateurs pour orienter les décisions de politiques publiques. Pour cela il faut agir tant au niveau européen qu’au niveau national où il faut améliorer les informations statistiques de l’état du pays et utiliser des indicateurs de bien-être et de soutenabilité – par exemple concernant les inégalités, les infrastructures, la santé, l’éducation, l’environnement etc. Il faut faire de même au niveau des régions, villes et communautés mais également au niveau des entreprises en responsabilisant et en modifiant les règles comptables pour que les entreprises internalisent les coûts et tiennent compte des impacts sociaux et environnementaux de leurs processus de production.

Au niveau de l’Union européenne, il faut absolument réformer le semestre européen. (1) Il oblige les États membres à appliquer des critères de discipline budgétaire en pourcentage de croissance. L’idée portée par le pacte européen de stabilité et de croissance, selon laquelle les deux piliers du projet européen sont la discipline et la croissance, c’est dangereux. Si on mesurait non pas la discipline mais la coopération entre les États, non pas la croissance mais le bien-être des Européens, on sortirait de la croissance au niveau européen. Et pour cela, il ne faut pas enterrer la Commission de la Présidente Ursula von der Leyen, mais la mettre à jour. Il faut que cette Commission réalise qu’elle ne vient pas de prendre le pouvoir dans l’Europe de 1995, mais dans l’Europe de 2020.

La Commission de la Présidente Ursula von der Leyen promeut un Green Deal pour que l’Europe affronte au mieux les enjeux à venir. Ce Deal entame-t-il la transition écologique ?

En l’état actuel, non. La Présidente von der Leyen a répété que le Green Deal était une nouvelle stratégie de croissance. Une semaine avant sa présentation par la Commission, l’Agence Européenne de l’Environnement publiait un rapport affirmant que si l’Union européenne continuait à promouvoir la croissance économique, elle ne parviendrait pas à mener à bien une stratégie alliant bien-être humain et préservation de la Biosphère.

En résumé, si les habits neufs de la croissance du Green Deal, c’est le découplage et la notion d’efficacité matérielle, la stratégie climatique européenne est vouée à l’échec.

Les objectifs climatiques du Pacte sont décevants, mais ce qui est vraiment problématique c’est la notion de découplage. Vouloir découpler la croissance du PIB de la réduction des émissions de CO2 et de la consommation des ressources naturelles, c’est une illusion. Il suffit pour s’en convaincre d’observer un mix énergétique mondial qui repose à 80 % sur les énergies fossiles et des économies consommant plus de ressources naturelles que jamais au 20ème siècle. La croissance du PIB est donc synonyme d’aggravation de catastrophes écologiques que ce soit en Europe ou dans les pays où l’Europe se fournit. La croissance du PIB masque la réalité et bien sûr, en augmentant la croissance économique au maximum, on peut avoir le sentiment d’un découplage relatif extraordinaire. Depuis 1990, les émissions de CO2 au niveau mondial ont augmenté de 60 pourcents tandis que le PIB a augmenté de 380 pourcents. Le PIB a augmenté 30 fois depuis 1970, masquant le triplement des volumes consommés de ressources naturelles.

En résumé, si les habits neufs de la croissance du Green Deal, c’est le découplage et la notion d’efficacité matérielle, la stratégie climatique européenne est vouée à l’échec. (3) Les chiffres et l’expérience sont là pour prouver que cela ne fonctionne pas, et même s’il fonctionnait on continue de se servir d’indicateurs non pertinents. Aujourd’hui, l’Union européenne augmente ses ambitions à mesure qu’elle rate ses cibles et manque de renouveler ses outils.

La Commission prend donc les choses à l’envers ?

Oui. Prenez la fiscalité environnementale. Elle est trop faible. Le marché carbone a fait son travail, c’est-à-dire que les émissions ont baissé comme anticipé, mais le prix du carbone est beaucoup trop bas. Pour une stratégie équilibrée du point de vue des instruments, la fiscalité environnementale et la réglementation environnementale doivent monter en puissance. Or le Green Deal veut fixer des objectifs dans une loi en 2020 alors que c’est en 2021 que seront révisés les instruments pour la mise en œuvre ! Non, il faut d’abord procéder à la révision des instruments en fonction de la trajectoire actuelle.

Le Green Deal souffre également de l’absence de justice sociale comme objectif. Le New Deal de Roosevelt avait mis en place dès le début une mesure sur l’environnement comme moyen pour atteindre la justice sociale. Le Green New Deal américain d’Alexandria Ocasio-Cortez porte sur les inégalités et pas sur la croissance.

A Bruxelles on vous rétorquera que les politiques climatiques trop contraignantes feront perdre à l’UE sa compétitivité. Et on vous dira qu’il y aura des pertes d’emplois.

Aucune étude ne démontre qu’il y a eu une perte de compétitivité européenne du fait des politiques climatiques. Les emplois perdus l’ont été à cause de l’austérité, des politiques macroéconomiques et du pacte de stabilité et de croissance. Les politiques climatiques n’ont rien à voir avec la récession qui a failli faire exploser l’euro. Depuis vingt ans, cet argument-là est un épouvantail, un mythe. La Chine n’a pas perdu en compétitivité économique en se lançant dans la production de panneaux solaires. La réalité, c’est que les énergies renouvelables sont des zones formidables de création d’emplois, que la fiscalité environnementale est trop faible, et que toutes les politiques environnementales sont très en-deçà de ce qu’il faudrait faire.

On vous dira aussi qu’il faudra payer pour les emplois perdants avec la transition vers une économie plus verte.

La notion de transition juste apparaît très peu dans la proposition de Green Deal de la Commission européenne et, telle qu’est proposée, est trop restrictive. Elle ne porte que sur la compensation financière du secteur des énergies fossiles. Or, la transition juste concerne bien plus que les seuls travailleurs de ces secteurs. Il y a dix ans l’articulation entre le social et l’écologie se limitait encore dans les rapports de l’OIT à l’emploi et à la comparaison entre emplois verts et ceux existants. Mais, à bien y regarder, l’articulation aujourd’hui dépasse l’emploi stricto sensu et le compromis entre force de travail et patronat qui s’était établi au 20ème siècle. Aujourd’hui, l’articulation porte sur la santé et l’écologie. La pollution urbaine en Europe tue 500,000 personnes par année. La pollution de l’air et ses conséquences sur la santé, l’accès à une alimentation de qualité, la prévention des maladies chroniques etc. sont autant de sujets qui touchent les travailleurs en leur qualité de citoyens.

Dans votre travail, vous défendez un acteur en particulier pour réaliser cette transition juste et écologique au 21ème siècle : l’Etat social écologique. Qu’est-ce qui le différencie de l’Etat social actuel, certes attaqué depuis des années par le néolibéralisme mais toujours partiellement présent… et orienté vers la croissance du PIB ?

L’État social écologique émane de la même philosophie que celle de l’État social. L’État social vise à protéger les individus de risques sociaux collectifs qui peuvent détruire leur bien-être. La différence, c’est la nature du risque : ce ne sont plus uniquement la maladie, la vieillesse, la maternité ou la pauvreté, ce sont aussi les sécheresses, les canicules et les inondations.. L’Etat social écologique c’est l’idée d’une puissance publique suffisamment forte pour réguler la tendance court-termiste du marché, l’emballement du monde financier et faire face aux défis du 21ème siècle.

Footnotes

1. Chaque année, la Commission Européenne étudie en profondeur les politiques publiques et budgets des gouvernements nationaux pour faire des recommandations. Si les emprunts publics sont jugés excessifs par rapport au PIB, les gouvernements encourent des amendes et des sanctions de la Commission européenne.

2. European Environment Agency (2019). The European environment – state and outlook 2020: Knowledge for transition to a sustainable Europe. Luxembourg: Publications Office of the European Union.

3. Pour une analyse complète, voir Éloi Laurent (2020). “The European Green Deal: Bring back the new”. Policy brief (63). OFCE, Centre de recherche en économie de Sciences Po.

Cette interview a été publiée dans notre derninère édition : A World Alive: Green Politics in Europe and Beyond”.

A World Alive: Green Politics in Europe and Beyond
A World Alive: Green Politics in Europe and Beyond

This edition explores the different worlds of green politics today. From concepts such as ecofeminism and the Green New Deal to questions of narrative and institutional change, it maps the forces, strategies, and ideas that will power political ecology, across Europe as around the world.

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