Nous réalisons – même tardivement – que les enjeux climatiques sont des enjeux de guerre et de paix. Mais en avons-nous tiré toutes les conséquences  ? A l’heure où une génération se mobilise pour tenter de sauver le monde, d’autres se mobilisent pour le détruire. Le scandale est là. Alors, après le flop de la COP 25 à Madrid, et dans la perspective de Glasgow 2021, il va falloir pointer les méfaits de l’empreinte carbone des militaires et les risques encourus si les activités destructives ne sont pas intégrées dans les négociations à venir.  

Alors que la COP 26 à Glasgow a été reportée, il devient urgent de réfléchir à comment les activités militaires peuvent être intégrées dans le processus de décision sur l’avenir du climat.

L’état d’urgence climatique 

Le dérèglement climatique peut-il transformer le paysage de la sécurité  ? La mobilisation a pris une tournure à résonance guerrière. A cause de l’introduction du concept d’état d’urgence climatique. D’où les appels d’aller en découdre et ‘repartir comme en 40’. D’où l’invocation d’un nouveau Plan Marshall comme au début de la guerre froide  ; ou la création d’un Conseil Naturel de la Résilience, CNR, en résonance avec le Conseil national de la Résistance  ; ou le propos d’un Pascal Canfin, qui déclare que ‘C’est une vraie guerre qu’il faut mener aujourd’hui, en employant tous les moyens’  ; comme pour faire écho à Bill McKibben, le fondateur de l’association 350.org, pour qui le changement climatique correspond à la Troisième Guerre mondiale en ajoutant : la seule façon de ne pas perdre cette guerre consiste à se mobiliser sur une échelle équivalente à celle qui nous a permis de l’emporter durant la précédente .  

Derrière cette rhétorique se cachent des courants contradictoires. On voudrait combattre mais contre qui  ? Qui est l’ennemi  ? Celui qui veut retarder les transitions énergétiques et ne veut pas entendre parler de justice climatique  ? Celui qui est à l’affût d’ennemis de substitution pour justifier son addiction à la chose militaire  ?  

Les bidouilleurs de l’atmosphère 

Depuis que le climat est considéré comme un facteur multiplicateur de menaces,[1] les militaires sont à la manœuvre. Pour de bonnes et de mauvaises raisons. Ils détiennent une certaine légitimité puisqu’ils ont été des précurseurs à défaut d’être des lanceurs d’alerte. Dès juin 1947, le Pentagone organise une réunion consacrée aux conséquences militaires de la fonte des glaces en Arctique. Les militaires ont tenté de dérégler la machine climatique avant même de tenter de la maîtriser, (d’où la convention sur la Modification Environnementale de 1977) [2], y compris avec une vision militarisée de la géo-ingénierie. Ils ont même puisé dans les ‘sciences de la Terre’  pour mieux calibrer les méfaits de leurs essais (nucléaires) atmosphériques. Ils peuvent se prévaloir d’avoir fait avancer la glaciologie grâce à leurs ingénieurs qui détournaient les regards des projets délirants de missiles sous la banquise à Camp Century au Groenland.  

Le complexe militaro-industriel bénéfice encore et toujours d’un régime d’exception.

Aujourd’hui, ils ont acquis une notoriété dans le domaine de la prospective conflictuelle. Selon leur think tanks, même un conflit nucléaire ne peut être exclu parmi les conséquences politiques du réchauffement climatique. [3]  Les responsables politiques ont reconnu la qualité de leurs analyses et tenté de leur faire une place. En 2009, c’est l’amiral Neil Morisetti qui a été désigné pour quatre ans pour conduire la diplomatie du Royaume-Uni en matière de climat et de sécurité énergétique. Le 29 août dernier, à Helsinki, les ministres de la Défense de l’Union européenne se sont penchés – pour la première fois – sur les liens entre défense et changement climatique. 

L’angle mort du Protocole de Kyoto 

Cette capacité à occuper le terrain et accaparer les esprits avec une telle maîtrise et un tel savoir-faire est la conséquence de plusieurs facteurs. Parmi eux, l’impunité. Le complexe militaro-industriel bénéfice encore et toujours d’un régime d’exception. Sa puissance (dont la capacité de nuisance) lui permet de faire fi du principe pollueur-payeur. Il dispose des moyens de faire pression pour être exonéré d’un certain nombre de règlementations environnementales.  

Lors des échafaudages du Protocole de Kyoto, ses caprices ont été retenus. L’empreinte des activités militaires est passée à la trappe. Lors des négociations onusiennes, les Etats-Unis ont imposé une clause précisant que les opérations militaires qu’elles mèneraient dans le monde entier (sous bannière étoilée) et celles auxquelles elles participeraient avec l’ONU ou l’OTAN seraient intégralement exemptées de toute obligation de réduction. Un cadeau pour l’un des plus gros émetteurs de dioxyde de carbone du monde, le Pentagone qui rejette plus de gaz à effet de serre que la plupart des pays industrialisés ; et dont 70% de sa consommation d’énergie est due à l’utilisation et au déplacement des troupes et des armes. 

Et tant pis pour ces civils qui dénoncent l’empreinte carbone militaire. Cette empreinte échappe encore aux radars. Les émissions du secteur militaire ne sont (toujours) pas dans le collimateur des négociateurs du Protocole de Kyoto. Comme si la réduction des émissions liées à la destruction importait moins que celles liées à la consommation. Désormais le sujet n’est plus tabou  : le 5ème rapport du GIEC aborde timidement la question en écrivant que les forces armées pourraient devoir réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, les Etats ne sont pas dans l’obligation de réduire leurs émissions militaires mais l’exemption (dans les calculs) n’est plus automatique. 

 Le déni et les contraintes opérationnelles  

Le Pentagone nie envers et contre tout que sa propre consommation de sources d’énergies fossiles représente une importante contribution au désastre climatique. A force de ‘verdir les armées’ comme s’y attelle aussi le rapport Energy & Environment at the European Defence Energy, les armées fanfaronnent sur le recours au renouvelable. Mais entre 2011 et 2015, les émissions de gaz à effet du Pentagone n’ont été réduites que de 1%.

Ce déni des réalités s’explique. Les militaires veulent régler les problèmes climatiques par le biais de la militarisation. Puisque le dérèglement climatique s’accélère dans les points sensibles de la conflictualité, les militaires s’estiment légitimes à prôner l’augmentation des budgets militaires – un doublement en l’espace de dix ans. Et voilà  : les Etats de l’UE consacrent à leur défense 25 % des dépenses mondiales. Un tiers de la production d’armement au niveau mondial est européenne. De quoi oublier que les plus grands émetteurs de CO2 sont les plus grandes puissances militaires. En tout cas, la nouvelle course aux armements torpille les effets menés ici ou là pour atténuer les méfaits climatiques.  

Le complexe va profiter de la manne budgétaire pour sécuriser ses propres infrastructures menacées par des inondations ou des sécheresses. Il est même disposé à réorienter ses interventions, accomplir des missions plus civiles. Comme l’a confirmé le secrétaire général de l’OTAN lors du sommet de Copenhague en 2009, l’OTAN est disposée à jouer le rôle de ‘primo intervenant en cas de catastrophes naturelles’ . Ceci n’empêche pas l’OTAN de regretter que l’enjeu climatique soit éclipsé par des préoccupations de sécurité plus traditionnelles. En référence à Clémenceau pour qui ‘la guerre est une chose trop grave pour la confier aux militaires’, le patron de l’ International Military Council on Climate and Security, (IMCCS) a écrit : les gouvernements ne peuvent s’en remettre aux ministres de l’environnement pour trouver la solution.   

La mission que s’attribuent les forces armées consiste à mener des guerres, et non de combattre le réchauffement climatique. Pourtant, les 2 fronts sont liés et se mordent la queue. Si le réchauffement climatique tend à aggraver les crises, le recours aux armes tend à accélérer le dérèglement. Le maintien et (même) l’accroissement d’activités militaires constituent l’une des menaces que nous fait courir le chamboulement climatique. Et si la militarisation menace le climat, il s’avère peu recommandable de recourir à un vaccin au moment même où sa nocivité est pointée du doigt  ! Pour reprendre la métaphore sur ‘la maison qui brûle’, faut-il s’adresser aux pompiers alors même qu’ils enfument davantage que tous les autres secouristes  ? L’urgence va être détournée ou sabotée via cette militarisation.  

Vers une défense ‘climato-compatible’ ?  

Les chances d’atteindre les objectifs de seuil à moins de 2 degrés sans toucher aux structures et infrastructures militaires est illusoire. La militarisation est incompatible avec une économie décarbonée. Les civils doivent le clamer haut et fort. Les chercheurs le démontrer. Les militaires  ? S’y résoudre. En intégrant les facteurs environnementaux et climatiques dans les équations stratégiques.   

Inventer une défense climato-compatible va impliquer une mise en sourdine des ‘ projections de forces’ et un décrochage par rapport à la frénésie interventionniste sous d’autres latitudes avec des vecteurs qui consomment autant d’énergie. D’ailleurs, l’ex-président du GIEC Rajendra Patchauri avait conseillé en 2007 à l’OTAN de sortir de son modus operandi basé sur des opérations militaires, en ajoutant : ‘Je pense qu’il est beaucoup plus important de prévenir ces conflits plutôt que de simplement intervenir lorsqu’ils éclatent’. 

La militarisation est incompatible avec une économie décarbonée. Les civils doivent le clamer haut et fort. Les chercheurs le démontrer

Va-t-on demain exiger un ralentissement des avions de combat et des missiles comme envisage de le faire l’Organisation Maritime International (OMI) pour les pétroliers et autres navires de fret afin de réduire leurs émissions  ? Militer en faveur d’une taxe sur l’industrie de l’armement  ? 

Plutôt que de voir proliférer des peuples de ‘nantis’ qui vivent au-dessus de leurs moyens militaires, il est peut-être temps de lancer une initiative (européenne) en faveur d’un moratoire sur la course aux armements, nucléaires et/ou conventionnels. Un manifeste pour la décroissance militaire. Un gel des armements comme l’avait préconisé la militante Randall Forsberg. Il ne s’agit pas de réitérer des refrains pacifistes, mais de tirer une sonnette d’alarme  : le maintien de la course aux armements et le recours aux armes torpillent les efforts pour atténuer les méfaits climatiques.

Sur le site internet des Greens/EFA au Parlement européen, la sécurité est une sous-section de la politique internationale. Mais pourquoi la sécurité climatique est-elle absente des professions de foi politiques et des travaux du Comité au Parlement européen sur la Sécurité et la Défense ? La sécurité a longtemps été l’angle mort de la pensée environnementale. Espérons que les écologistes d’aujourd’hui pourront constater que le combat pour la sauvegarde du climat représente un investissement pour la paix.

Footnotes

[1] Voir le rapport Solana de 2008.

[2] Ce traité international, entré en vigueur en Octobre 1978, interdisait l’utilisation de techniques de modification de l’environnement avec des effets durables et graves — par exemple, la guerre météorologique.

[3] Voir le rapport du Center for Strategic and International Studies, CSIS, 2007.

[4] “Si c’était un pays, le Pentagone serait le 55e pays le plus gros émetteur de CO2” affirmait Neta Crawfoord, co)directrice du projet “Les coûts de la guerre” de l’Université Brown. Voir le rapport de 2019.