Les déficits démocratiques – réels et perçus – sont depuis longtemps le talon d’Achille de l’Union européenne. À mesure que le rôle de l’Union s’élargit, les débats autour de ses mandats démocratiques et constitutionnels ne feront que croître. Est-ce là le signe d’une émergente appartenance à une communauté politique, elle-même condition essentielle à toute démocratie ? Compte tenu des différences profondes qui perdurent entre les pays en termes de traditions et de processus politiques, mais aussi en ce qui concerne les conceptions de la souveraineté et de la démocratie, le développement d’une vision commune reste un exercice délicat.

Edouard Gaudot : Participation électorale en hausse, figures transnationales, Brexit, des signaux faibles montrent que notre vie politique nationale devient de plus en plus européenne. Que signifie pour vous cette dynamique pour le futur de l’Union et sa démocratisation?

Shahin Vallée : C’est un peu étrange à dire, mais j’ai quand même un sentiment d’optimisme nourri par les crises récentes. La crise de la zone euro mais pas seulement, la crise migratoire ensuite, et puis les différents troubles géopolitiques qu’on a vécus ces dernières années, ont aiguisé la conscience de débats transnationaux. C’est la première fois qu’on s’intéresse autant à travers l’Europe à un référendum en Grèce, à une élection allemande, à la possibilité que Le Pen gagne la présidentielle en France.

Ce qui est frappant, c’est que cela émerge alors que nous n’avons ni les organes de presse, ni des partis politiques adaptés à cette une nouvelle réalité. Par exemple, c’est assez étonnant qu’aux dernières élections européennes il y ait eu, au fond, si peu de tentatives de véritables nouvelles expériences politiques transnationales en dehors de cas comme DiEM ou Volt qui ne me paressent pas d’ailleurs particulièrement concluantes. Donc moi j’ai un brin d’espoir parce que la transnationalisation est réelle, et elle est en marche.

Je suis d’accord qu’il y a bien eu une amélioration, mais est-ce vraiment allé si loin ? Quand je regarde les élections américaines qui ont dominé pendant six ou sept mois les médias en Allemagne, avec tous les jours une histoire sur l’Ohio, le Texas etc. … alors qu’on a que très peu entendu parler de la nouvelle formation d’un gouvernement italien ou des élections néerlandaises, et encore moins des questions politiques de ces pays. Ou la situation en Slovénie par exemple : il y a très peu d’attention pour ce qui s’y passe de terrible, alors qu’il s’agit de la prochaine présidence de l’UE. C’est pourquoi je ne vois pas d’avancée majeure vers une approche européenne des informations.

En revanche ce qui m’inquiète, c’est de voir les mêmes désinformations diffusées sur tous les réseaux sociaux et médias partout en Europe. Ce qui contribue à former une opinion publique européenne alternative, basée sur les mêmes informations erronées ou faussées. Pendant la pandémie, le complotisme à propos des vaccins était visible un peu partout, avec des fakes news répandues dans toute l’Europe et qui plus est à une vitesse incroyable. Il y aurait bien une opinion publique européenne mais qui me fait plutôt peur.

Quant à l’espace médiatique et aux partis politiques européens, je pense qu’on n’y est pas encore. Et c’est d’ailleurs pour cela qu’on se bat pour une coopération beaucoup plus étroite entre les médias publics, pour les soutenir, les réformer, créer une plateforme commune. Il y aura un enjeu très important sur le futur de l’espace médiatique en Europe avec le Digital Service Act. Si on n’arrive pas à gérer cela ensemble, on sera perdus.

J’ai un brin d’espoir parce que la transnationalisation est réelle, et elle est en marche.

– Shahin Vallée

Edouard Gaudot : La deuxième leçon de cette décennie de crises est ce que Luuk van Middelaar appelle la « politique de l’évènement » qui a accompagné l’affirmation du Conseil européen comme l’acteur politique central du jeu institutionnel. Au détriment du Parlement qui est marginalisé dans la prise de décision et au détriment de la Commission qui cherche sa place entre « secrétariat du Conseil » et initiatives communautaires. Est-ce que c’est une tendance problématique pour la démocratie européenne ?

Shahin Vallée : En fait, il y a un accident de l’histoire qui a transformé la théorie institutionnelle en une pratique différente de ce qui était originellement attendu. Quand le traité de Lisbonne entre en vigueur au début de la crise de la zone euro, on crée à ce moment le Conseil européen avec pour la première fois des pouvoirs clairs, notamment cette présidence permanente. Dans la crise, le Conseil va jouer un rôle déterminant et se substituer à la Commission dans le rôle d’exécutif européen. Et ça c’est un peu fortuit. Je pense que si le traité de Lisbonne était entré en vigueur à un autre moment, on n’aurait pas eu autant cette « exécutivisation » du Conseil européen.

Cette dérive s’est ensuite solidifiée à travers plusieurs crises successives et crée un précédent dont il va être assez dur de se défaire. Le génie est sorti de la bouteille et j’imagine mal qu’on puisse l’y remettre, pour être honnête, même avec une chancellerie verte en Allemagne et un président de la République vert en France. Je pense que le seul moyen de remettre à plat cette organisation institutionnelle ne se fera que par un changement de traité, et pas un changement cosmétique, mais une modification profonde qui rendrait des prérogatives exécutives plus fortes à la Commission et surtout un contrôle démocratique renforcé du Parlement européen.

Franziska Brantner : En fait, on a le même effet au niveau des États membres. En Allemagne, ce qu’on a vu pendant toute la crise sanitaire, c’est Merkel et les 16 chefs des Länder en réunion toutes les 2 ou 3 semaines pour tout décider. C’est la même logique que pour le Conseil européen. À mon avis, il faut se poser plus précisément la question : pourquoi a-t-on cet effet-là ? Une des raisons est que le mode d’organisation de nos gouvernements nationaux, avec une démocratie libérale classique, divisés en ministères classiques n’est tout simplement plus à la hauteur des crises internationales devenues très complexes. On ne peut plus aujourd’hui dire « c’est le Conseil des ministres de l’environnement qui fait ci, c’est le Conseil des ministres de la santé qui fait ça » : ce n’est juste plus assez pertinent parce que ça n’aide pas à résoudre les crises que nous affrontons. Les enjeux sont devenus trop complexes face aux pesanteurs de nos approches institutionnelles et demandent une rapidité de réponse qui est absente aujourd’hui.

Et dans les parlements c’est pareil : entre la commission des affaires européennes, la commission de la santé etc., ces commissions se chamaillent pour savoir qui aura le droit d’inviter la Commissaire européenne à la santé. Comment voulez-vous que les parlements soient efficaces et rapides quand ils sont eux-même prisonniers de ces structures-là ?


In Frankreich gibt es nur einen Conseil des ministres der alle Ministern versammelt und der auch nur Conseil des ministres heißt. Vielleicht ist hier aber auf Deutschland verwiesen? Wenn nicht könnten man es auf folgender Weise umformulieren: „c’est le ministre de l’environnement qui décide ceci, le ministre de la santé cela ».

Edouard Gaudot : Justement, les parlements : on appelle généralement au renforcement des pouvoirs du parlement européen – voire des parlements nationaux. Est-ce la clé pour renforcer la démocratie européenne ?

Franziska Brantner : Les deux niveaux sont nécessaires. Par exemple, il est clair qu’en France le Parlement devrait être renforcé. Dans la coopération entre l’Assemblée Nationale et le Bundestag, je vois régulièrement à quel point l’Assemblée Nationale est faible. « On ne peut pas faire de injections au président », c’est une phrase courante quand je parle avec nos collègues français. Ils n’osent même pas prendre de décisions communes parce que d’après leur interprétation, la Constitution ne donne pas ce  rôle au parlement. Mais du coup, s’il faut sans doute renforcer et moderniser le niveau national, c’est pareil au niveau européen. Et puis, il faut réinventer nos parlements, avec des dynamiques comme les conseils citoyens tirés au sort et ajuster les commissions pour travailler beaucoup plus de manière interdisciplinaire.

Shahin Vallée : C’est vrai que cette faiblesse est en partie inscrite dans la constitution française mais c’est aussi en partie une dérive historique de la Ve République. Nous pourrions avoir, à constitution inchangée, un Parlement plus actif. D’ailleurs, chaque président français promet des réformes constitutionnelles, ou a minima des réformes électorales qui pourraient permettre de renforcer à la fois la représentativité du Parlement et ses pouvoirs. Mais à chaque fois on est déçu. C’est aussi une des raisons de la crise politique si aiguë en France.

Même si aucun système politique n’est parfait, une des forces fondamentales de la stabilité politique allemande, c’est son parlementarisme et son système de vote largement proportionnel. Ça reste pour nous écologistes français un point d’horizon même si je comprends que pour un écologiste allemand ce ne soit pas l’alpha et l’omega. C’était d’ailleurs pendant un moment un grand combat des Verts français une VIe République parlementaire, mais on en entend plus autant parler, c’est assez étrange.

Edouard Gaudot: Et au niveau européen ?

Shahin Vallée : A défaut de pouvoir changer les traités – et je pense que l’on peut et qu’on doit changer les traités – il y a aussi des pratiques qu’il serait important d’établir ou rétablir comme l’élection du président de la Commission. En 2014, le processus de désignation du président de la commission dit Spitzenkandidat qui donnait au Parlement un rôle prépondérant dans le choix du président de la Commission européenne était un processus un peu bricolé puisqu’il n’est pas inscrit dans les traités. Mais cette pratique a été remise en cause de manière assez unilatérale par Macron en 2019. Je pense que c’est quelque chose sur lequel on devrait revenir. Il fallait avoir une lecture plus fine du processus de Spitzenkandidat. Dans un système de coalition à l’italienne par exemple, il ne suffit pas de gagner l’élection pour devenir président du Conseil mais le fait d’arriver en tête vous donne la première chance pour essayer de construire une majorité. Un principe de ce genre pourrait souligner l’importance du Parlement européen dans la désignation du chef de l’exécutif européen et lui permettre d’exercer un contrôle plus fort sur ses actions.

Vu d’Allemagne, on a l’impression que le Parlement européen est la grande force de proposition et qu’on l’utilise trop peu.

– Franziska Brantner

Franziska Brantner: Pour nuancer, rappelons qu’en 2019 le Parlement européen n’était pas uni sur une candidature non plus, comme il l’était en 2014. Mais pour revenir à la question, je pense que le Parlement européen fait déjà un assez bon travail. Bien sûr il lui faudrait plus de prérogatives sur le budget, ou bien sur les questions de politique étrangère. Mais en attendant, ce qui est important c’est qu’il puisse porter les sujets du futur. Montrer qu’on est collectivement à la hauteur des attentes des citoyens, qu’on s’occupe des nouveaux sujets. Là, je pense que le Parlement européen fait un meilleur job que le Bundestag. Vu d’Allemagne, on a l’impression que le Parlement européen est la grande force de proposition et qu’on l’aperçoit trop peu : une force du futur, même avec des pouvoirs encore trop moindres.

Edouard Gaudot : La conférence sur le futur de l’Europe est maintenant lancée. Peut-on considérer que c’est une chance pour le débat citoyen ? Que peut-on en attendre ? Des listes transnationales, des changements institutionnels ou quelque chose d’autre, le « futur » comme disait Franziska ?

Franziska Brantner : J’espère qu’elle ne se résumera pas simplement à la question institutionnelle ou aux listes transnationales – certes, ce sont des sujets importants, mais, si on fait tout ce débat pour aboutir à cela, ce serait vraiment dommage, parce que les citoyens attendent davantage et ce ne sont pas là leurs premières préoccupations. Ce qui va être important, c’est de traiter par exemple la santé et du coup les questions de compétences dans ce domaine. Tout le monde comprend en ce moment les limites, avantages et inconvénients de l’UE dans cette crise sanitaire. Un deuxième sujet urgent serait la question du rôle des frontières dans une crise. Comment gère-t-on les régions transfrontalières ? Il y a plein de thèmes qui sont à la hauteur des enjeux et qu’il faudrait essayer d’aborder :  Climat, justice, défense de nos libertés.

Shahin Vallée: Sur la conférence, j’étais assez optimiste au départ. Je pensais que cet objet politique inventé au moment des élections européennes était utile. Maintenant force est de constater que deux ans exactement après, cette conférence sur l’avenir de l’UE est largement sans objet. On ne connait pas précisément son objectif et elle est dotée d’une gouvernance baroque qui entame sérieusement sa capacité à délivrer quoi que ce soit. Plus le temps passe, plus elle me rappelle un autre objet politique mis dans l’atmosphère et qui s’est crashé assez lamentablement, qui était les conventions démocratiques lancées en 2017 après l’élection présidentielle française, prises en charge par la Commission européenne et les services diplomatiques de la France et qui ont produit à peu près rien du tout.

Franziska Brantner : Zero, que de la frustration !

Shahin Vallée : Et je crains que cette conférence sur l’avenir de l’UE soit la même chose. Cela dit, je reste optimiste malgré tout. Depuis 2019 les bouleversements assez profonds en Europe comme la crise sanitaire qui pose la question des compétences de l’union mais aussi la réponse économique, de nouveaux enjeux politiques comme la capacité d’endettement ont pris forme, ce qui fait qu’on n’a plus besoin de cette conférence artificielle sur l’avenir de l’UE pour parler du futur. Mon parti pris aujourd’hui c’est de laisser la conférence mourir de sa belle mort, dans son couloir quelque part et attelons-nous par contre à remettre de la politique dans les chantiers institutionnels et constitutionnels qui ont émergé ces derniers mois. Quel avenir pour les ressources propres de l’UE ? Quel avenir pour les règles budgétaires européennes ? Quel avenir pour la capacité d’endettement commun ? Voilà les sujets qui doivent animer le débat public et politique européen.

Tout le monde comprend en ce moment les limites, avantages et inconvénients de l’UE dans cette crise sanitaire.

– Franziska Brantner

Edouard Gaudot :Mais alors, même-si nous admettons que cette conférence ne soit pas à la hauteur de nos espérances, il y a quand même un processus derrière pour impliquer les citoyens.

Franziska Brantner :  Pour ma part, je ne suis pas si négative sur la conférence, si on mène les vrais débats sur le climat, l’euro, l’international, la santé, cela peut donner des impulsions. Après, arrivera-t-on à les intégrer dans le débat politique ? C’est à nous de prouver qu’on est à la hauteur. Le processus est nouveau aussi : les participants seront des citoyens tirés au sort avec des experts ajoutés. C’est une nouvelle méthode et on verra si elle aboutit à autre chose.

Shahin Vallée : Le seul aspect a priori novateur de cette conférence, c’est une volonté affichée d’implication citoyenne. Je ne suis pas encore convaincu que ce sera plus qu’un symbole, donc je demande à voir, mais en tout cas dans l’esprit, vouloir impliquer la société civile me parait être une bonne chose. Mais pour que ça marche il faudrait qu’on accepte de donner du vrai pouvoir à ces instances ce qui ne me semble pas être le cas. Je repense avec inquiétude aux déceptions de la Convention citoyenne pour le climat en France, où il était promis aux participants que leurs propositions seraient reprises in extenso, ce qui n’a pas été le cas. Pire que pas de démocratie délibérative, c’est la fausse démocratie délibérative et j’ai un peu peur que cette conférence mette le pied là-dedans. Mais j’espère avoir tort.

Franziska Brantner : C’est une nouvelle méthode et il convient de lui donner une chance. Par exemple dans le Baden Württemberg, nous voulons faire une convention de citoyens franco-allemands de la région transfrontalière commune comme input de la grande conférence. Avec des citoyens tirés au sort côté Alsace et côté Baden Württemberg. Dans cette période où l’on se demande « c’est quoi l’Europe ? » et si cela sert encore à quelque chose d’avoir un tel fonctionnement, je pense que cela peut aider. J’espère que la région du Grand Est sera prête à travailler avec nous. Si on arrive à à aller au-delà d’une simple conférence, vers un véritable processus sur quelques mois avec une expertise et des citoyens tirés au sort, je pense que cela peut faire avancer le projet. Et s’il y a pleins d’autres acteurs qui font pareil, il serait judicieux de lancer des initiatives et dynamiques qui nous aident. Dans le cas contraire, je ne vois pas, Shahin, d’où viendraient la force politique et la dynamique pour ces réformes dont tu parlais.

Shahin Vallée : De vous (rires).

Franziska Brantner : En tout cas, il nous faudra plus de dynamisme dans ces débats.

Edouard Gaudot :Justement, on compte souvent sur le changement de la donne politique en Allemagne. Est-ce que l’idée d’une Europe propulsé par le moteur franco-allemand est encore pertinente?

Franziska Brantner : En Allemagne, tout le monde dira que le franco-allemand est très important. Aussi chez les écologistes. Mais au-delà, est-on prêt à donner une priorité à ce couple ? Pas tous. Même au sein des Verts, il y a une certaine méfiance vis-à-vis de la politique française en générale. Quel est vraiment l’objectif de la politique européenne de la France : juste la France ? vraiment l’Europe ? comment décliner une Europe souveraine avec une alliance forte  avec les Américains ?En plus, aujourd’hui le franco-allemand est toujours nécessaire, mais jamais suffisant.

Shahin Vallée : Je suis content de parler après Franziska sur ce point-là, parce que je crois aussi en effet que le franco-allemand est une condition nécessaire au progrès européen, mais absolument pas une condition suffisante. L’erreur de la politique européenne de la France a trop souvent été de faire du franco-allemand à tout prix, parfois au prix d’accords insatisfaisants, ou de refus voire d’abandon d’autres alliances possibles. En Allemagne, il n’est pas évident pour tout le monde, y compris chez les Verts que le couple franco-allemand reste le moteur de l’UE. C’est une leçon importante. Rappelons que l’accord européen de Sibiu en 2019, pour fixer la neutralité carbone en 2050 a été obtenu par un ensemble d’Etats membres menés par la France contre la volonté de l’ Allemagne, qui a dû s’y rallier.

Ensuite le doute allemand sur le moteur franco-allemand ancré dans le fait qu’il y a des soupçons sur la politique européenne de la France est compréhensible. Macron a trop longtemps et souvent laissé croire que la politique européenne de la France c’était d’utiliser l’Europe comme un tremplin pour ses intérêts. Je comprends bien que nos camarades Allemands ne veuillent être ni le levier ni le tremplin des intérêts géopolitiques de la France. C’est là où il y a un vrai dialogue à reconstruire et une confiance à rétablir. Je pense qu’elle peut être rétablie, notamment entre Verts français et allemands : oui nous avons une véritable ambition européenne, qui n’est pas de faire de l’Europe une « France en grand ». Réussir à convaincre nos alliés et en premier lieu les Allemands est un exercice absolument nécessaire.

Edouard Gaudot : Vous êtes tous les deux en fait en train de dire qu’une des clés de la construction de la démocratie européenne, c’est de faire de la politique transnationale. En même temps, l’appel à la souveraineté, européenne et nationale est récurrent dans les débats. Peut-on pourtant envisager une démocratie souveraine européenne, malgré des institutions relativement bancales et l’absence de demos continental ?

Shahin Vallée : C’est vrai que pour les Allemands, il ne peut pas y avoir de souveraineté sans démocratie. Alors que pour les Français, habitués à un régime exécutif fort, au fond la souveraineté c’est la capacité de décider. Donc nous, on envisage bien une « Europe souveraine » qui serait capable de décider d’une intervention militaire armée, d’un endettement de 1000 milliards, d’une nouvelle campagne vaccinale. Pour nos camarades Allemands, ce genre de décisions existentielles, ne peut pas exister sans cadre démocratique et sans contrôle parlementaire associé.

Pour les Français, habitués à un régime exécutif fort, au fond la souveraineté c’est la capacité de décider.

– Shahin Vallée

Le seul moyen de réunir ces deux visions, c’est à la fois de renforcer les pouvoirs exécutifs dont dispose l’Europe, augmenter les compétences en matière sanitaire par exemple, mais aussi, pour répondre aux anxiétés françaises, les compétences en matière militaire. Mais en face de ça, il faut renforcer aussi les contrôles démocratiques et parlementaires qui vont avec ces compétences. C’est là où les Français, à mon avis, ne sont pas clairs encore sur leur capacité à transférer les pouvoirs exécutifs et leur associer un contrôle parlementaire. Au fond ce dont les Français rêvent, c’est d’une Europe qui déciderait comme la France, c’est-à-dire par la volonté de Jupiter. Et ça je pense que ce n’est pas une Europe acceptable pour les Vingt Six autres pays avec lesquels on la partage.

Franziska Brantner : La question de la souveraineté, en fait, revient à celle de la redéfinition des intérêts nationaux – et de vraiment parvenir à les définir comme des intérêts européens. J’ai souvent du mal à voir comment on arriva à une souveraineté européenne, avec un intérêt européen, si on n’est pas capable de mieux définir nos intérêts communs pour les mettre à un niveau plus élevé que les intérêts économiques nationaux.

Pour ça, il faudrait se recentrer sur les droits fondamentaux des citoyens. La charte des droits fondamentaux doit être la base de cette souveraineté européenne, afin que ces droits deviennent ainsi applicables à toutes les lois nationales. C’est plus qu’une question de revalorisation du Parlement européen. La souveraineté est quand même basée sur un intérêt à défendre. S’il n’est pas territorial, au sens  historique de la défense du territoire national, c’est quoi l’intérêt de la souveraineté ? Ce doit être un autre intérêt, supérieur. Et à mon avis cet intérêt, ce sont les droits fondamentaux des Européens. Mais pour cela, il y a encore du chemin à faire et si on se limite à la question de la défense on aura déjà perdu.