« La mer est le vaste réservoir de la nature. C’est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencé, et qui sait s’il ne finira pas par elle ! Là est la suprême tranquillité. La mer n’appartient pas aux despotes. À sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dévorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais à trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’éteint, leur puissance disparaît ! Ah ! Monsieur, vivez, vivez au sein des mers! Là seulement est l’indépendance ! Là je ne connais pas de maîtres ! Là je suis libre ! » – Jules Verne, 1869, 20000 lieues sous les mers.

Nouveaux espaces maritimes et nouvelles frontières

Schéma Wikipedia ZEE + plateau continental

 

La planète Terre possède cinq océans qui recouvrent 71 % de sa surface, soit 361 millions de km². Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le principe de liberté des mers est remis en cause sous l’effet notamment du développement de la pêche industrielle et de l’exploitation des hydrocarbures offshores. Le droit sur la mer est promulgué lors de la Convention de Montego Bay en 1982, permettant aux Etats d’exercer des droits souverains sur les mers et les océans.

Pour s’approprier des espaces maritimes, les Etats peuvent revendiquer des Zones Economiques Exclusives ou ZEE et étendre leurs plateaux continentaux au-delà des 200 milles nautiques (environ 370 km) de la ZEE, jusqu’à une limite maximale de 350 milles (environ 650 km).

 

Ainsi, après découpages voraces, le gâteau océanique des ZEE représente environ 1/3 de la surface totale des océans.

CARTE des ZEE Monde (Wikipedia)

Dans leurs ZEE et sur leur plateau continental étendu, les États côtiers exercent à des fins économiques un droit d’exploration et d’exploitation exclusif. Ils délivrent des permis d’exploration et d’exploitation à des industries qui pressurent les ressources halieutiques et minières des fonds marins. Loin des regards, la mer est devenue la nouvelle frontière dans la course mondialisée aux énergies fossiles, menée traditionnellement à terre.

Un tiers de la production mondiale d’hydrocarbures est aujourd’hui offshore, prélevée dans les fonds marins. 78 % de la production d’hydrocarbures de Total provient de l’offshore, dont 30 % de l’offshore profond (à plus de 1000 mètres de profondeur). Entre 20 et 30 % des réserves totales estimées d’hydrocarbures sont situées en mer. Plus de 90 % du commerce international transite sur les Océans. Le transport de produits énergétiques représente près du tiers du trafic maritime mondial. 95 % des communications mondiales (Internet, téléphonie, flux financiers…) passent par des câbles sous marins. « La mondialisation s’est ainsi en grande partie confondue avec la maritimisation du monde ».

Petit continent surtout si l’on se contente de l’UE, l’Europe vue de la mer redevient tout à coup le grand continent mondial que ses empires coloniaux avaient dessiné. Ainsi, aujourd’hui, la ZEE Européenne s’étend sur 25,6 millions de Km2.

ZEE partagée de l’Union européenne
États membres de l’Union européenne et les régions ultrapériphériques.
ZEE partagée de l’UE, dépendants d’un État membre mais hors-UE
ZEE des PTOM (ZEE hors-UE)
ZEE des États reconnus candidats officiels de l’Union européenne

 

Ces espaces revendiqués par les Etats Européens se situent principalement hors UE. Le passé colonialiste du vieux monde est aujourd’hui ravivé par de nouveaux territoires et de nouvelles ressources à conquérir. L’Europe a la possibilité de jouer un rôle majeur dans la gouvernance mondiale de l’Océan.

La France, deuxième pays maritime au monde derrière les Etats Unis, revendique onze millions de Km2 de ZEE mais plus de 95% de cette surface est outre-mer. Les îles deviennent des positions stratégiques pour revendiquer les espaces maritimes et leurs ressources. La France, par sa présence sur le globe multiplie ses frontières maritimes, on lui dénombre 39 frontières avec 30 pays différents. Sur ces 39 frontières, 34 se situent hors territoires métropolitains. Cette multiplication des frontières maritimes est cause de tensions, de revendications et de négociations. L’outre-mer français qui représente plus de 95% des espaces maritimes de la France est donc en premières lignes sur les enjeux économiques, énergétiques et géopolitiques.

D’ailleurs, le Royaume uni et la France ont pour point commun le fait qu’une grande partie de leur ZEE repose sur des territoires listés par l’ONU comme étant à décoloniser (voir ci-dessous).

En fait, contrairement à ce que clame la vulgate analytique qui célèbre ou déplore cette conséquence de la « mondialisation », l’Etat en tant que pilier du système monde n’est ni affaibli, ni même dépassé par ce phénomène. Clairement, le processus historique d’arraisonnement et de contrôle du territoire, de ses ressources et de ses populations, initié par l’Etat moderne depuis la Renaissance n’est pas fini. Il reste encore des espaces hors du contrôle des Etats. Les frontières nationales désormais découpent l’océan comme elles ont morcelé les continents. Une colonisation qui ne dit pas, ou plutôt ne dit plus, son nom.

A l’échelle du globe, cette colonisation des espaces maritimes majoritairement effectuée par des pays côtiers du Nord risque d’aggraver des inégalités déjà existantes pouvant conduire à des conflits. Par ailleurs, prêt d’un quart des Etats n’ont pas de littoral et doivent négocier avec leurs voisins pour avoir accès à la mer. Ce sont d’ailleurs souvent des Etats classés parmi les plus pauvres et les moins développés économiquement. C’est le malheur de la Bolivie, du Paraguay ou du Centrafrique. La Convention des Nations Unies sur le droit de la mer permet aux nations les plus riches de se partager l’Océan et ses ressources alors qu’elle était conçue au départ pour favoriser l’émergence des pays du Sud. Paradoxe seulement en apparence. Car les effets positifs de cette extension des frontières aux fonds océaniques est ainsi par l’extension le terrain de jeu des grandes compagnies de l’industrie extractive – qui sont majoritairement aux mains des pays développés.

L’extension du domaine de la lutte

Ces nouvelles frontières commandent ainsi d’anciens réflexes. La frontière venue délimiter un espace de souveraineté signifie en conséquence l’interdiction de territoire pour une souveraineté concurrente. Donc un droit d’exploitation exclusif. Or, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), « La production de pétrole brut provenant des gisements existants, situés pour la plupart sur terre ou dans des eaux côtières peu profondes, va baisser de deux tiers entre 2011 et 2035. Cette perte, précise l’AIE, peut être compensée, mais uniquement si l’on remplace les champs actuels par de nouveaux gisements : L’Arctique, les eaux profondes des océans et les formations schisteuses de l’Amérique du Nord ».

Les enjeux économiques, de croissance économique et d’accaparement des ressources par les Etats nationaux s’inscrivent dans la logique historique de la colonisation et du pillage en cours.

Directeur des affaires publiques de la multinationale pétrolière Total, Hubert Loiseleur des Longchamps, évoque deux raisons principales pour lesquelles la mer peut être une source de tensions dans les domaines du pétrole et du gaz. La première est bien sûr l’augmentation de la demande, qu’il estime potentiellement à 50% en volume d’ici 2035. Mais la seconde est plus importante encore : « c’est que les frontières politiques ne correspondent pas aux limites naturelles des réservoirs d’hydrocarbures, ce serait trop facile ! »

L’océan et ses ressources sont au cœur des enjeux écologiques, économiques, énergétiques et géopolitiques du XXIème siècle. Les zones de tensions sont réparties sous toutes les latitudes. A titre d’exemple nous pouvons citer la Méditerranée orientale, où Israël, la Syrie, le Liban, Chypre, la République turque de Chypre du Nord ainsi que les autorités palestiniennes revendiquent des réserves pétrolières et gazières sur le même territoire maritime. Ailleurs, autour de la revendication de Londres à une ZEE au large des îles Malouines (Falkland pour les Britanniques) et à l’autorisation de prospections pétrolières, de nouvelles tensions réapparaissent entre le Royaume-Uni et l’Argentine. Et que dire encore des tensions renouvelées et croissantes dans la Mer de Chine ?

En tant que deuxième pays maritime au monde, la France met par exemple en place un programme baptisé EXTRAPLAC (extension raisonnée du plateau continental) piloté par IFREMER pour orchestrer ses conquêtes et a récemment revendiqué une superficie de 500,000 km² – un grand terrain de jeu créé par l’argent public et pour les pétroliers. Dans le même esprit, dans l’océan Indien, la France, Madagascar, Maurice et les Comores se disputent des espaces, des territoires et des ressources liés aux îles Éparses.

Les vieux réflexes nationalistes favorisent une nouvelle forme de bataille navale. Et comme le déplore le Professeur Klare : « Dans toutes ces querelles, un nationalisme exacerbé se conjugue à une quête insatiable de ressources énergétiques pour déboucher sur une détermination acharnée à l’emporter. Au lieu de considérer ces contentieux comme un problème systémique, exigeant une stratégie spécifique pour être résolu, les grandes puissances ont eu tendance à prendre parti pour leurs alliés respectifs. »

Le commun océan pour maintenir la paix

Sous les effets de cet accaparement des espaces maritimes et cette course aux ressources, le rôle vital de l’Océan disparaît complètement. La majorité de l’oxygène que nous respirons provient pourtant de l’Océan. Il est aussi le principal régulateur du climat. Depuis le début des années 1970, l’océan a absorbé plus de 90 % de l’excès de chaleur liée à l’augmentation de l’effet de serre, limitant ainsi la température de l’air mais en réchauffant l’eau et augmentant le niveau de la mer. Il a également absorbé plus du quart des émissions de CO2 d’origine anthropique depuis 1750, ce qui acidifie l’eau de mer. Si l’Océan libérait dans l’atmosphère tout ce qu’il emmagasine, l’élévation de la température pourrait être de 20°C. Si le système océanique cessait de fonctionner nous disparaitrions.

Le cri d’alerte lancé par différentes communautés dont la communauté scientifique, appelle à maintenir 80% des ressources fossiles dans les sols si l’on souhaite limiter le réchauffement climatique et ne pas entrainer une chute irrémédiable de la biodiversité pouvant entrainer notre disparition vers 2100. Et 2100 c’est demain : il ne s’agit plus du lointain horizon de générations à naître. En outre, ce catastrophisme n’en est pas vraiment un, c’est une prévision scientifique. Que seule l’action politique peut démentir.

Au delà des principes politiques, l’urgence de stopper le pillage en cours et son corollaire qui est la colonisation des Mers et des Océans est devenue un impératif catégorique vital, plus encore qu’un impératif moral.

Pour cela nous devons désinvestir les différents secteurs des énergies fossiles. Nous ne pouvons pas continuer à subventionner une industrie pétrolière et gazière qui utilise l’atmosphère et l’océan comme des décharges. Nous devons sortir de notre dépendance au pétrole en accélérant la transition énergétique. Mais même la désintoxication aux hydrocarbures ne saurait corriger complètement cette logique d’accaparement. A travers cette privatisation de l’espace océanique sous couvert de souveraineté nationale, les océans sont devenus l’ultime frontière de la course aux ressources.

La seule logique qu’on puisse opposer à la privatisation, c’est celle des communs. Ou plutôt du « commun », comme le définissent bien Dardot et Laval : « Le commun n’est pas un bien… Il est le principe politique à partir duquel nous devons construire des communs et nous rapporter à eux pour les préserver, les étendre et les faire vivre. » Les communs (ou biens communs) sont, en revanche, les ressources auxquelles s’appliquent des régimes juridiques qui en permettent le partage et la gestion collective. Il s’agit de cesser de concevoir l’Océan comme une ressource, mais justement comme un espace débarrassé de la logique d’exploitation.

Atypique Prix Nobel d’économie, Elinor Ostrom nous a montré que la privatisation totale des ressources gérées par le marché ainsi que la gestion d’une ressource par une institution centralisée comme l’Etat mène à des désastres.

Que ce soient les eaux du Jourdain ou du Mékong, les ressources minières de l’Europe occidentale, la forêt amazonienne ou les zones de pêches en Méditerranée, la seule bonne réponse aux tensions sur les ressources est toujours la même : la coopération. C’est sur une application de ce principe de coopération qu’est née la fabuleuse aventure européenne, quand la communauté du charbon et de l’acier vit le jour.

Une nation pour les dépasser toutes

La conclusion de cette logique c’est que le principe du commun doit primer dans la mise en place par les Etats de la gouvernance mondiale de l’Océan. Afin de maintenir la paix, nous devons nous libérer des élans colonisateurs et instituer le commun océan, définissant les modalités d’une gouvernance collective et d’un accès aux ressources basé sur l’usage. C’est le sens politique de l’initiative « Nation Océan » : faire de l’océan une nation pour y faire appliquer le droit international. Ainsi, citant plusieurs traités internationaux, « les citoyens de la Nation Océan demandent l’engagement systématique de poursuites pénales à l’encontre des braconniers et pillards de la mer, des entités, légales ou non, à l’origine de pollutions, et les acteurs favorisant les prospections illégales (…) ».

Née dans les derniers mois de 2015, avec le grand rendez-vous de la diplomatie climatique de la Conférence Climat COP21 de Paris en ligne de mire, « Nation Océan » fait le pari un peu fou de lier la logique nationale, fondamentalement privative et la logique des communs, qui lui est théoriquement contraire.

Dans un ordre mondial hérité du découpage national, quel est le seul droit qu’on peut opposer à la voracité territoriale et à l’exploitation des ressources qui caractérise la logique de l’Etat-nation ? Une autre nation.

Même battu en brèche par les héritiers des French Doctors ou par les services secrets des grandes puissances, le principe de non-ingérence est au cœur de l’ordre international. Faire de l’océan un espace national à part entière est une forme créative de dévoiement du principe de la souveraineté nationale et de sa logique absolutiste. Il s’agit d’une déclaration d’indépendance de l’océan. Et comme les poissons, dauphins et autres coraux n’ont pas voix au chapitre, c’est des habitants humains de la planète que doit venir cette exigence. L’océan comme nation commune, c’est une forme de dépassement de l’idée limitée de la nation. C’est une frontière pour abolir les frontières. Un Etat qui s’impose à tous les autres sans aucun impérialisme.

Fonder une nation hors de la logique de l’Etat, c’est une façon de démentir l’équation entre nation et propriété exclusive du territoire sous administration de l’Etat (nation). Le commun permet d’instituer l’in-appropriable. Ainsi, faire de l’Océan une nation, c’est poursuivre encore plus loin cette logique du Commun fondée sur le principe de la participation de tous à la délibération et à la prise de décision, où prévaut l’usage contre la propriété.

L’Océan est la source originelle de la vie sur Terre. Cette soupe primordiale nous a nourris et permis de grandir. Il est notre patrie et notre mère à tous. Il est par excellence le lieu où nous sommes nés – notre natio à nous.

Une nation planétaire.

Checkpoint Europe: The Return of Borders
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