Pologne.

Gare de Lublin.

9h30 du matin. 12 octobre 2049.

Lena a voyagé de nuit à bord du TransEuropa. Elle adore ce train. Chambres couchettes, restaurant, salles de réunion, salles pour enfants, prix accessible et vue sur le paysage. C’est son premier déplacement comme députée européenne. Les missions parlementaires intra-union se font aujourd’hui en train, l’hyperloop étant réservé aux missions de crise. Avec ses collègues députées Lena participe à une commission tripartite sur les réformes des systèmes d’éducation et d’apprentissage numérique dans les zones rurales de l’Union européenne. Le choix de Lublin était évident : ville moyenne verte et hyper connectée, elle donne sur les deux nouveaux membres de l’Union – Biélorussie et Ukraine. Elle est aussi située au cœur de la campagne orientale polonaise, longtemps pauvre et source d’émigration ouvrière bon marché qui avait laissé derrière elle des générations d’enfants.

Pianiste aux origines belgo-polonaise, très engagée dans les mouvements antiracistes et la politique locale, Lena avait accepté de se présenter sur une liste citoyenne transeuropéenne. Depuis leur introduction en 2034, les listes transnationales de parti ou citoyennes rythment les élections européennes. Partageant sa vie entre piano et pratique du droit dans le social, Lena avait pu compter sur le revenu européen inconditionnel pour se lancer dans cette aventure. Sa campagne s’était articulée autour de trois thèmes : éducation, inclusion sociale et liberté digitale.

Sa campagne s’était articulée autour de trois thèmes : éducation, inclusion sociale et liberté digitale.

C’est donc l’éducation – ou plutôt l’apprentissage – qui occupera le gros de son combat politique au parlement européen. La crise européenne des années 2020 avait remis en cause les systèmes traditionnels d’éducation, inégalitaires, obsédés par langue et histoire nationales. Entre européanisation et recentrage sur l’enfant, les programmes avaient certes évolué mais il reste tant à faire. Lena s’est donné comme objectif dans son mandat la promotion des méthodes alternatives favorisant l’émancipation des enfants et le développement des connaissances pratiques et traditionnelles, en articulant le tout aux opportunités – mais aussi aux précautions – de l’apprentissage numérique. Education plutôt que compétition, transition plutôt qu’accumulation.

Arrivée à son hôtel, Lena se connecte à Sharing4EU pour emprunter un vélo et se rendre à Motycz, petite bourgade à une heure de Lublin. Pour son après-midi de libre : rencontre avec enseignants, passage commémoratif sur la tombe de son arrière-grand-mère et ballade de campagne. « C’est intéressant, se dit-elle en pédalant, mis à part l’agriculture plus écolo, l’absence de smog[1] et la lente repopulation, le reste n’a pas tellement changé ! » Debout devant cette tombe, Lena réalise que rien de tout cela n’était évident il y a 10-15 ans. Née en 2016, son enfance dans les années 2020 s’est déroulée sur fond de crise existentielle et politique, voire disparation, de l’Union. Populistes, identitaires ou socioéconomiques, s’étaient alors doublés de régimes de plus en plus autoritaires. Par le jeu des élections nationales, ils venaient peupler institutions européennes.

Cette décennie brune avait été celle de politiques fascisantes en écho aux tendances planétaires – réponse souvent victorieuse aux excès de l’Europe ordolibérale et inégalitaire des années précédentes. Mais sous la surface, la solidarité européenne s’était reconstituée à partir des villes. De Stockholm à Riace, les cités avaient progressivement désobéi aux cadres nationaux, accueillant, intégrant et formant réfugiés et migrants, luttant pour le climat, transformant les modes de vie. Alors que les promesses non tenues des national-populistes se faisaient de plus en plus évidentes, en 2027 la torture meurtrière et filmée de Yara, réfugiée syrienne vivant à Gdansk et célèbre créatrice de l’alternative européenne open source à Facebook, avait précipité les consciences – et un changement.

Cette Europe de 2049 est encore loin d’être parfaite. Mais la dialectique entre national et européen a été rééquilibrée pour rendre aux citoyens les clés de la démocratie.

A partir de là et tout au long de la décennie 2030 une nouvelle génération allait prendre pied dans l’arène politique. Etudiants et apprentis Erasmus des années 1990 et 2000, enfants des métissages, conscients des réalités de par l’Union et sensibles à l’autre, ils étaient le visage de l’Europe renaissante, d’une nouvelle intégration européenne. Et les citoyens avaient suivi.

Pendant les années sombres, l’autre Europe politique avait continuée d’être nourrie par les mouvements socio-écologistes et le féminisme politique. Les premiers, glocaux et écosystémiques, voyaient le projet européen comme espace de refonte des modes de production, de consommation et de vivre ensemble. Le mouvement #MeToo, lui, avait débouché en 2029 sur une vague sans précédent de rejet des modèles politiques et sociétaux patriarco-conservateurs et religio-rigides dépassés. Ces acteurs avaient fait progresser le débat sur les politiques du temps, de numérisation, de migration, de lutte contre les inégalités, et de cohabitation avec la nature et les animaux.

Cette Europe de 2049 est encore loin d’être parfaite. Mais la dialectique entre national et européen a été rééquilibrée pour rendre aux citoyens les clés de la démocratie. Le Conseil européen est présidé par un couple femme-homme et approuvé par le Parlement. Le Traité de Tallinn de 2033 a permis – au-delà d’un retour sur la scène internationale par l’affirmation d’une politique étrangère post nationale et pacifiste – « d’unioniser » (terme entré au dictionnaire en 2035) des compétences sociales et économiques, entre autres en posant les prémices du revenu européen inconditionnel, de la carte soins de santé européenne et d’une refonte des politiques industrielle et monétaire. Résultat : le Pacte de Croissance et de Stabilité ainsi que l’Etat nation ne sont pas totalement caducs mais ils ne sont plus l’épicentre et l’obsession de la vie politique et démocratique.

Pendant les années sombres, l’autre Europe politique avait continuée d’être nourrie par les mouvements socio-écologistes et le féminisme politique.

Droits et vie démocratique ont quant à eux fait le grand saut dans l’ère digitale. Les attaques cyber sécuritaires et les manipulations électorales numériques sont désormais sous contrôle. L’Union est aujourd’hui un leader incontesté des droits numériques et de la protection des données. Les « portable rights » garantissent des droits égaux à tous les résidents de l’Union où qu’ils soient et vis-à-vis tout niveau de pouvoir. Tous participent ou votent en ligne de manière directe en assemblée citoyenne ou indirectement via les listes transeuropéennes. Et l’espace public est devenu transnational : traduction immédiate en plusieurs langues, journaux transeuropéens, fonds de soutien aux journaux d’investigation.

Dans sa rêverie au détour des rues de Lublin Lena mesure combien est loin désormais la Pologne début-de-siècle. Entêté dans une politique climatique suicidaire et criblé de tensions identitaires, le pays avait dû attendre 2025 pour voir se modifier les équilibres sociopolitiques. La jeune députée est toutefois consciente que l’avenir en Europe et au-delà est encore et toujours à défendre contre les partisans de la société fermée et les collusions d’intérêts privés et politiques. L’Europe de 2049, certes redevenue un leader crédible des politiques climatiques planétaires, importe encore trop de produits et d’énergie qui ne correspondent pas à son modèle intérieur. Le combat passera par la diplomatie commerciale et climatique, mais aussi par des alliances insatisfaisantes comme d’avec une Chine progressiste sur la transition environnementale et liberticide socialement.

Dans ces combats, Lena sait que l’éducation sous-tend toute possibilité de changement. Dans cinq ans, elle retournera à sa vie de non élue, comme s’y engagent les candidats de listes citoyennes. C’est cet engagement au long cours qui continue à la motiver. Juste avant sa campagne, elle était tombée dans ses archives sur un vieux magazine écologiste européen de 2019 qui imaginait l’Europe de 2049. Son thème – savoir que l’avenir représente une force politique dans le présent – avait inspiré son slogan de campagne : « tomorrow is now ».


[1] Le smog est une brume brunâtre épaisse, provenant d’un mélange de polluants atmosphériques, qui limite la visibilité dans l’atmosphère. Il est associé à plusieurs effets néfastes pour la santé et pour l’environnement.
2049: Open Future
2049: Open Future

The politics of tomorrow start with the politics of today. Beyond any one theme, this collection of essays, stories, and interviews, complemented by infographics and amazing illustrations, looks forward to imagine the Europe(s) to be in 2049.

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