Un accord international sur l’énergie permettant aux entreprises de poursuivre les États-nations pour des sommes considérables a récemment subi un coup dur à la suite d’un arrêt de la Cour de justice de l’UE. Il a été jugé incompatible avec le droit communautaire pour les litiges impliquant des entreprises européennes. Pour les pays de l’UE qui abandonnent progressivement les combustibles fossiles afin d’atteindre leurs objectifs climatiques, cet arrêt marque une avancée significative, bien que partielle. Pourtant, comme le rapporte Juliet Ferguson d’Investigate Europe, les gouvernements des pays du Sud restent exposés à des poursuites coûteuses de la part d’investisseurs privés. 

La région centrale italienne des Abruzzes s’étend des sommets des Apennins jusqu’à la côte adriatique. Le site Web touristique Discover Italy fait l’éloge de ses réserves naturelles, réputées pour leur faune et leur flore, de ses parcs nationaux et de ses kilomètres de côte Trabocchi. Elle est décrite comme la « région la plus verte » du pays et les amateurs de soleil y affluent tout au long de l’été. 

Cependant, les réserves naturelles des Abruzzes ne se limitent pas aux plages et aux parcs nationaux. Le champ pétrolifère d’Ombrina Mare, découvert en 2007 par la société Mediterranean Oil & Gas (MOG), se situe à moins de dix kilomètres de la côte. En 2014, la société britannique Rockhopper Exploration a racheté MOG et, avec elle, la licence de forage. 

Au même moment, la société civile italienne est descendue dans la rue pour protester. Enrico Gagliano, fondateur du mouvement No Triv [Pas d’exploration] a expliqué ce qui a motivé cette opposition : « Un jour de 2008, nous avons vu une petite plateforme qui dépassait de la côte. Une abomination. Nous nous sommes demandé ce que cela pouvait bien être, nous avons uni nos forces et avons commencé à interroger les autorités ; nous nous sommes fait entendre. » 

En 2013, dans la ville de Pescara, 40 000 personnes ont manifesté sous le slogan « No Ombrina » [littérairement, « Sans Ombrina »]. En 2015, le nombre de manifestants avait augmenté et la ville de Lanciano a enregistré une manifestation de 60 000 personnes. Des organisations de la société civile, des diocèses, des municipalités locales et le personnel des célèbres parcs nationaux ont ajouté leur voix au mouvement. 

Des préoccupations concernant les dommages causés à l’environnement et le risque de marée noire ont été soulevées. On se demandait également comment le gouvernement italien pouvait prétendre réduire l’utilisation des combustibles fossiles tout en approuvant un permis de forage. Face à cette pression et à ces contradictions, le parlement italien a décidé en 2015 de ne pas autoriser d’extraction de pétrole et de gaz si près de la côte, sonnant ainsi la fin du projet Ombrina Mare. C’est du moins ce qu’ils pensaient. 

En 2017, Rockhopper a intenté un procès contre le gouvernement italien, en vertu du méconnu Traité sur la charte de l’énergie (TCE). Un verdict n’a pas encore été annoncé, mais Rockhopper demande une compensation pour les investissements que la société a réalisés jusqu’à présent. En vertu du TCE, les entreprises peuvent non seulement demander une compensation pour les investissements perdus en raison d’un changement de politique, mais aussi pour les pertes de profits potentiels futurs – dans ce cas entre 200 et 300 millions de dollars. Par le biais d’un arbitrage à Washington, Rockhopper a demandé 275 millions de dollars, dont seulement 29 % pour l’argent déjà dépensé, le reste constituant les bénéfices perdus. 

Investigate Europe [composé d’une équipe de neuf journalistes travaillant dans huit pays européens] a interrogé Rockhopper sur l’affaire mais ils nous ont indiqué qu’ils n’avaient pas de nouvelles déclarations à faire hormis ce qui avait déjà été publié. 

Un effet paralysant 

L’Italie a quitté le TCE en 2016, mais en vertu d’une clause de caducité de 20 ans, elle peut être poursuivie jusqu’en 2036 pour des investissements réalisés avant cette date (comme c’est le cas avec Rockhopper). Toutefois, il est à craindre que, selon l’issue de l’affaire, d’autres entreprises ne suivent l’exemple de Rockhopper. 

Les groupes environnementaux et d’autres organisations non gouvernementales réclament depuis longtemps la réforme du Traité sur la charte de l’énergie. Ils craignent notamment qu’il n’empêche les gouvernements d’atteindre leurs objectifs climatiques. 

Investigate Europe a découvert que près d’un demi-million d’euros ont été alloués par le TCE pour la consolidation, l’expansion et la diffusion, dans le but d’étendre la portée mondiale du traité au-delà des 54 pays déjà couverts. 

Certains signes montrent déjà que la menace du TCE suffit à elle seule à avoir un effet dissuasif. Au printemps 2017, Nicolas Hulot, alors ministre français de l’Environnement, a fait rédiger une nouvelle loi. Il voulait interdire l’extraction de combustibles fossiles en France d’ici 2030. 

C’est alors que l’ancien ministre a reçu une lettre, au nom de la compagnie pétrolière Vermilion, d’un cabinet d’avocats parisien : « Le projet viole les obligations de la France en tant que membre du Traité sur la charte de l’énergie. » Il semble que l’avertissement ne soit pas resté lettre morte. La version finale de la loi autorise la production de pétrole et de gaz jusqu’en 2040. 

Le TCE a été conçu au début des années 1990 pour protéger les investisseurs contre les pratiques discriminatoires liées aux investissements dans le secteur de l’énergie. Il a été mis en place après l’effondrement de l’Union soviétique comme un moyen d’encourager la coopération politique Est-Ouest. Bon nombre des anciennes républiques soviétiques étaient riches en réserves de combustibles fossiles, mais ne bénéficiaient pas des investissements nécessaires, car elles étaient jugées risquées. Dans le même temps, les pays d’Europe occidentale cherchaient à diversifier leurs approvisionnements énergétiques. C’est ainsi qu’est née la Charte de l’énergie. L’application du traité s’est généralement faite par le biais des « mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États » [investor-state dispute settlement, ISDS], qui permettent aux investisseurs de poursuivre les pays s’ils se sentent lésés. 

Dans l’esprit des accords internationaux de l’époque, les dispositions du TCE sont formulées de manière vague et sujettes à interprétation. Et la majorité de ces interprétations ont favorisé l’investisseur : 60 % des cas connus en octobre 2020. Un processus de modernisation du traité est actuellement en cours et huit des sujets sur la liste de discussion comprennent le mot « définition ». 

Manque de transparence 

Une entreprise peut intenter une action en justice en vertu du TCE lorsque des pays adoptent des lois considérées comme contraires aux intérêts économiques de l’entreprise. Il peut s’agir de tentatives d’élimination progressive des combustibles fossiles, de l’annulation d’oléoducs ou de gazoducs controversés, de la limitation de l’utilisation de l’énergie nucléaire ou de la pression en faveur d’une baisse des prix de l’électricité. En 2020, les litiges concernant les énergies renouvelables représenteront 60 % de tous les cas. 

Les groupes de la société civile qualifient le traité de « puissante arme secrète de l’industrie des combustibles fossiles pour continuer à cuisiner la planète ». 

Les revenus d’une entreprise peuvent être perdus de plusieurs façons. Par exemple, les politiques de réduction des subventions aux énergies renouvelables ont donné lieu à un certain nombre d’affaires contre les Pays-Bas. La volonté de l’Allemagne d’éliminer progressivement les centrales nucléaires d’ici 2022 a incité un investisseur suédois à déposer une plainte. La réduction des prix de l’électricité en Bulgarie en 2014 a incité trois entreprises de services publics étrangères à intenter une action en justice en vertu du TCE. La plupart des affaires concernant les énergies renouvelables, connues sous le nom de « plaintes solaires », sont dirigées contre l’Espagne et la République tchèque pour la réduction des tarifs de rachat et le retrait des incitations. 

En janvier 2021, on dénombrait 136 cas « connus », mais il est peu probable qu’il s’agisse d’un tableau complet. Il n’y a pas d’obligation de signaler quand des revendications ont eu lieu et les négociations sont confidentielles. 

Le TCE est aujourd’hui beaucoup plus englobant que dans les années 1990 et ses droits d’investisseurs couvrent 54 pays, plus l’Union européenne dans son ensemble. La Russie a signé le traité mais ne l’a pas ratifié. Elle s’en est totalement retirée en 2009, mais cela ne l’a pas empêchée d’être poursuivie dans six affaires, notamment par les actionnaires de la compagnie pétrolière Yukos. Lorsque la Russie a démantelé Yukos, elle a déclenché des années de plaintes de la part de ses anciens investisseurs privés pour expropriation illégale de leurs actifs. 

En 2014, la Cour permanente d’arbitrage [Permanent Court of Arbitration, PCA] basée à La Haye, a donné raison aux investisseurs en leur accordant 50 milliards de dollars contre l’État russe. La Russie a fait appel de cette décision devant le Tribunal de district de La Haye, qui a jugé que, n’ayant pas ratifié le traité, la Russie n’était pas liée par le TCE. Les investisseurs ont contesté cette décision auprès de la Cour suprême néerlandaise et l’indemnisation antérieure a été confirmée. 

Ce montant exorbitant de 50 milliards de dollars accordé à l’État russe (57 milliards maintenant que les intérêts ont été ajoutés) est l’indemnité la plus chère de l’histoire du TCE et de l’arbitrage. 

La Russie dispose d’une dernière voie de droit en faisant appel de la décision de la Cour suprême néerlandaise. Une décision est attendue dans la seconde moitié de 2021. 

Un obstacle à la réalisation des objectifs climatiques 

« Nous considérons le Traité sur la charte de l’énergie comme un obstacle important à la politique d’action climatique de l’UE et des États membres », ont déclaré en 2020 les experts juridiques de l’organisation à but non lucratif œuvrant dans le domaine de l’environnement ClientEarth. 

En Europe, le gouvernement français, en particulier, fait pression pour adopter un changement. Dans une lettre adressée à la Commission européenne, les responsables politiques français ont écrit que le TCE « a un besoin urgent d’être réformé en profondeur afin de ne pas entraver la transition écologique de l’Union européenne ». Ils ont également ajouté : « un retrait coordonné de l’Union européenne et de ses États membres devrait faire l’objet de discussions publiques dès à présent. » 

Ole Kristian Fauchald, professeur au département de droit public et international de l’université d’Oslo, est très critique à l’égard du traité, le décrivant comme « des droits de l’homme pour les investisseurs ». Il critique le manque de précision du TCE, le qualifiant de « dépassé ». « Si de telles règles avaient été incluses dans un contrat, je ne l’aurais pas touché avec une perche de dix pieds [un pied correspond à 0,3048 mètre] », ajoute-t-il. 

Même d’anciens membres du Secrétariat de la Charte de l’énergie (SCE), l’organe qui supervise l’adhésion, appellent à une réforme. En 2019, Sarah Keay-Bright, l’ancienne responsable de l’efficacité énergétique, affirmait que le TCE doit être « réformé, remplacé ou résilié ». Un autre article de Keay-Bright et de l’ancien directeur du SCE, Steivan Defilla, recommandait une réforme radicale du traité : « L’ensemble du processus de la Charte de l’énergie devrait être évalué, y compris ses modalités de gouvernance, ses institutions et ses instruments, dont l’un ou l’autre pourrait n’être réalisable qu’en modifiant le TCE. » 

En décembre 2019, plusieurs organisations, dont les Amis de la Terre et Greenpeace, ont publié une lettre ouverte demandant le retrait de la protection des investissements dans les énergies fossiles et l’abolition du mécanisme ISDS. Si cela n’était pas possible, les pays devraient se retirer purement et simplement du TCE et être soumis à la clause de caducité de 20 ans dans laquelle croupit actuellement l’Italie. 

Toujours en 2019, la Conférence sur la Charte de l’énergie a créé et mandaté le Groupe de modernisation, « pour entamer des négociations sur la modernisation du TCE, en vue de conclure les négociations rapidement ». Des cycles de négociations ont eu lieu en 2020 et devraient se poursuivre tout au long de 2021. 

Les discussions au sein de l’UE se poursuivent, les États peinant à trouver une position commune. Après le troisième cycle de négociations visant à moderniser le traité, fin octobre, une proposition de la Commission européenne concernant la position du bloc sur les combustibles fossiles a été connue. Elle prévoit de protéger les investissements existants dans les combustibles fossiles pendant dix années supplémentaires et les investissements dans les gazoducs jusqu’à la fin de 2040. Il propose également d’étendre le champ de la protection des investissements aux nouvelles technologies (par exemple l’hydrogène et la biomasse). Même si les investissements futurs dans les combustibles fossiles sont exclus, il existe des failles importantes. 

Une majorité de députés européens s’était déjà opposée à l’idée que les combustibles fossiles fassent partie d’un TCE réformé et les ONG ont réagi avec horreur à la proposition de la Commission. Paul de Clerck, coordinateur de la justice économique au sein de l’organisation Amis de la Terre, a déclaré : « Même s’il est crucial de prendre des mesures décisives pour stopper le dérèglement climatique au cours de cette décennie, la Commission propose de continuer à protéger les combustibles fossiles. Cette complaisance aveugle envers les intérêts des combustibles fossiles sape l’accord de Paris et le contrat vert européen. » 

Les discussions de l’UE ne sont qu’une partie du processus. Pour que tout changement se produise, il faut un accord entre les membres du traité au-delà de l’UE. La position du Japon ne pourrait pas être plus claire : « Le Japon estime qu’il n’est pas nécessaire de modifier les dispositions actuelles du TCE. » 

Avant le premier cycle de négociations en juillet 2020, il a été rapporté par Climate Change News que le Japon avait exprimé de « grandes préoccupations » au sujet d’un plan de l’UE pour un tribunal multilatéral d’investissement pour remplacer l’ISDS. En cela, le Japon a été soutenu par le Kazakhstan. Les deux pays ont été notés comme disant que « la modernisation devrait être minimale ». 

Qu’est-ce qui se cache derrière la position du Japon ? L’une des raisons est que, jusqu’à présent, l’État japonais n’a pas vu le TCE pointé comme une arme dans sa direction. Toutefois, en mars de cette année, un investisseur de Hong Kong a déposé la première plainte connue contre le Japon concernant la réduction des subventions aux énergies renouvelables. 

En outre, le Japon est le seul pays du G7 à construire encore des centrales électriques au charbon, tant au Japon qu’à l’étranger. Ces centrales au charbon se trouvent en Inde, en Indonésie, au Vietnam, au Bangladesh, au Chili et au Maroc. Aucun de ces pays n’est signataire du TCE, mais plusieurs sont en cours d’adhésion ou ont le statut d’observateur. 

Expansion en Afrique 

La Russie n’a pas ratifié le traité. La Norvège non plus. L’Italie l’a quitté en 2016. La Commission européenne veut le moderniser, le gouvernement britannique est d’accord avec l’UE (ce qu’on n’entend pas souvent) et « veillera à ce que le traité soutienne nos priorités pour reconstruire plus vert, créer des emplois verts de bonne qualité dans tout le pays et être le leader mondial dans la lutte contre le changement climatique », selon un porte-parole du gouvernement britannique. 

Et pourtant, depuis 2012, le secrétariat du TCE s’est lancé dans une campagne de relations publiques pour recruter des gouvernements qui n’ont pas encore signé. Une politique de « consolidation, expansion et rayonnement » [en anglais, Consolidation, Expansion and Outreach] a été adoptée pour essayer de réaliser « l’élargissement de la zone géographique » couverte par le traité aux pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (où des investissements dans la production d’énergie sont nécessaires « si l’on veut maintenir les futurs approvisionnements en pétrole de la région »), et ailleurs sur le continent africain, en Asie du Nord-Est et en Amérique latine. En décembre 2019, les membres du TCE ont mis une « pause temporaire dans l’émission d’invitations à adhérer au TCE ». Cependant, 11,4 % du budget de base du TCE pour 2021 est alloué à la politique d’expansion. Les efforts comprendront apparemment « une assistance à certains pays observateurs déjà profondément engagés dans le processus d’adhésion au TCE de diverses manières ». 

En Afrique, près de 600 millions de personnes n’ont actuellement pas accès à l’électricité. Le discours du SCE vise à attirer les investissements étrangers dans le domaine de l’énergie et à améliorer l’accès à l’énergie. Selon une présentation du TCE datant de 2015 : « Comment pouvons-nous rassurer les capitaux privés étrangers sur le fait qu’investir en Afrique en vaut la peine ? La clé pour débloquer le potentiel d’investissement de l’Afrique afin de garantir l’accès universel à l’énergie et de vaincre la pauvreté énergétique est peut-être le Ttraité sur la charte de l’énergie. » 

L’Ouganda est en tête de la liste des États africains qui envisagent d’adhérer au traité. L’Eswatini, le Burundi et la Mauritanie sont en cours de ratification, et dix autres pays sont à différents stades du processus d’adhésion, explique Urban Rusnák, secrétaire général du TCE. Chaque pays a ses propres circonstances et raisons d’adhérer, a-t-il écrit dans une réponse par courriel à Investigate Europe. 

M. Rusnák souligne que l’Agence multilatérale de garantie des investissements de la Banque mondiale et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement considèrent toutes deux le TCE comme un « facteur d’atténuation des risques » lorsqu’elles évaluent le risque juridique d’un investissement dans un pays. Mais il est moins disert sur le risque que les investisseurs poursuivent les États s’ils se sentent injustement traités. 

Bien que l’expansion du TCE devrait être suspendue jusqu’à l’achèvement du processus de modernisation, Pia Eberhardt, chercheuse au Corporate Europe Observatory, affirme que ce n’est pas le cas : « La pression ne s’est pas arrêtée. Le secrétaire général de l’ECT a demandé de l’argent pour l’expansion cette année aussi et il souhaite s’étendre aux pays qui ont peu de traités d’investissement et qui ne font pas encore partie du réseau dense de traités. Il y a de fortes chances qu’ils soient poursuivis s’ils adhèrent. » 

Juste avant que la décision de suspendre l’expansion ne soit prise, le TCE est entré en vigueur dans la République du Yémen, où il est prévu de relancer le secteur pétrolier et gazier en ruines. Une guerre civile y fait rage depuis 2014. 

L’Afrique du Sud est un pays qui a résisté à la signature du TCE. Le gouvernement de Pretoria a rejeté les approches des représentants du traité. Mustaqeem de Gama, conseiller à la mission sud-africaine à Genève, a déclaré à Investigate Europe : « Le Traité sur la charte de l’énergie est une mauvaise nouvelle pour mon gouvernement. Canaliser nos différends en matière d’énergie à travers un instrument comme le TCE ne serait pas dans notre intérêt. 

Il estime que la législation devrait se faire au niveau national et que les autres pays africains devraient se méfier : « Le traité va bien au-delà de l’énergie telle que le pétrole. Nous sommes également producteurs d’autres intrants pour les processus de fusion critiques, comme l’uranium et le palladium, ainsi que de nombreux métaux nécessaires aux industries de haute technologie. Cela impose aux pays des restrictions et des obligations supplémentaires qui risquent de leur fermer l’espace politique dont ils disposent. » 

Les groupes de la société civile Transnational Institute et Corporate Europe Observatory, Les affirment que les États africains risquent de devenir les otages des investisseurs. Ils qualifient également le traité de « puissante arme secrète de l’industrie des combustibles fossiles pour continuer à cuire la planète ». 

« Il n’y a vraiment aucune preuve de mauvais traitement systématique des investisseurs étrangers dans le monde. Il est faux d’affirmer qu’il n’existe aucune protection des investisseurs si vous annulez tous les traités d’investissement », déclare Eberhardt. Le militant insiste sur le fait que s’il y a un problème d’accès à la justice dans les systèmes judiciaires nationaux, il doit être réglé pour tout le monde, en particulier pour les personnes pauvres et les victimes de violations des droits de l’homme. 

« Dans de nombreux cas, une entreprise investit dans un pays et, au premier signe de problème, elle déclare un litige international. En fait, elle contourne les procédures juridiques locales. Il y a des problèmes concernant les procédures nationales. Mais il devrait y avoir une sorte de procédure locale », déclare M. de Gama. 

Plus de cas, plus de bénéfices 

Les investisseurs ne sont pas les seuls à avoir tiré un avantage financier des poursuites engagées en vertu du Traité sur la charte de l’énergie. L’augmentation récente du nombre d’affaires a fait de l’arbitrage international une activité lucrative pour les cabinets d’avocats comme pour les arbitres. Le Traité sur la charte de l’énergie permet aux investisseurs de s’adresser directement aux tribunaux d’arbitrage, en contournant les systèmes judiciaires nationaux. Dans les années 1990, les investisseurs ont fait valoir qu’ils bénéficieraient d’un procès plus équitable dans le cadre de l’arbitrage, car tous les systèmes judiciaires ne sont pas en mesure de présider à un procès équitable. 

Il existe de nombreux tribunaux internationaux qui entendent les plaintes. Le processus d’arbitrage se déroule généralement comme suit : l’investisseur envoie une notification à l’État hôte, puis les deux parties choisissent le tribunal. Chaque partie choisit un arbitre pour la représenter et un troisième, qui présidera le tribunal, est désigné d’un commun accord. 

Les arbitres sont nommés au cas par cas et doivent avoir une formation en droit, bien qu’ils puissent travailler dans divers secteurs, notamment dans le milieu universitaire et le service diplomatique. La plupart d’entre eux ont un parcours similaire : ils viennent d’Europe occidentale ou d’Amérique du Nord, ont fréquenté les universités de l’Ivy League et sont généralement des hommes. 

Brigitte Stern est l’une des rares femmes de ce groupe restreint. Elle est en tête du classement du Secrétariat du TCE des arbitres dont les affaires sont les plus connues du public. Compte tenu de sa grande expérience de l’arbitrage international, nous lui avons demandé si nous pouvions lui parler, mais elle a refusé. 

Un système équitable exige l’indépendance de ses juges, mais les arbitres peuvent avoir des rôles changeants – et parfois ils représentent des entreprises énergétiques. 

« Les arbitres et les cabinets d’avocats sont les gardiens », dit Eberhardt. « C’est un club très puissant intéressé à conserver et à étendre son pouvoir. » 

Ensuite, il y a la rémunération de leurs services. Il n’y a pas de limite au montant que les arbitres peuvent recevoir. Dans l’affaire Yukos, le président du tribunal Yves Fortier a reçu 1,7 million d’euros, tandis que l’arbitre nommé par les investisseurs, Charles Poncet, a empoché 1,5 million d’euros. 

La pratique de la « double casquette » (agir en tant que conseil et arbitre en même temps) a également été une source de préoccupation. 

Sarah Brewin, conseillère en droit international et associée à l’Institut international du développement durable (IIDD), explique : « Dans le système arbitral, il n’y a pas d’interdiction de la ’double casquette’, donc en même temps que vous êtes un arbitre dans une affaire, vous pouvez être un conseil, représentant un investisseur dans une autre affaire. Et puis, dans une troisième affaire, vous pouvez même conseiller un tiers bailleur de fonds qui conseille une réclamation, puis dans une autre affaire, vous pouvez être un expert qui donne des preuves sur la technique d’évaluation à utiliser. » 

L’avocat et universitaire Pierre-Marie Dupuy, qui a été l’un des trois arbitres dans l’affaire Rockhopper, nous a affirmé qu’il n’était pas bon « que les deux rôles de conseil et d’arbitre soient fondus (en un seul) ». 

L’impartialité et l’indépendance des arbitres et des conseils dans les litiges internationaux entre investisseurs et États ont été un sujet de discussion majeur, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté des arbitres. Les détracteurs du TCE craignent que ce soit le système d’arbitrage qui permette l’existence de telles pratiques. 

Pour Pia Eberhardt, le problème est plus important que le système. Elle considère que les énormes récompenses financières sont trop tentantes pour les arbitres : « Plus vous prenez de temps, plus vous avez de cas, plus vous gagnez en tant qu’arbitre… Il y a un conflit d’intérêts très systémique, même lorsque les arbitres ne travaillent pas comme avocats à côté. Ils s’enrichissent sur ces affaires et leurs revenus ne sont pas plafonnés. » 

C’est un point de vue partagé par Sarah Brewin : « C’est une préoccupation générale de voir à quel point le pool d’arbitres est étroit et le fait qu’ils changent de rôle un jour donné. Ils sont également payés en fonction du nombre d’affaires dont ils s’occupent. Ils ne reçoivent pas de salaire annuel. Ils sont donc incités à traiter de plus en plus d’affaires. Comment faire pour qu’il y ait de plus en plus de dossiers ? Il faut que les investisseurs, qui sont les seuls à pouvoir porter plainte, soient satisfaits du système, qu’ils pensent que cela vaut la peine de porter plainte. » 

Favoritisme en matière de combustibles fossiles ? 

La Conférence de la Charte de l’énergie est l’organe de direction et de décision du processus de la Charte de l’énergie. Selon un audit récemment réalisé, le Secrétariat de la Charte de l’énergie (SCE) a pour rôle principal de « fournir à la Conférence de la Charte de l’énergie toute l’assistance nécessaire à l’accomplissement de ses tâches et de remplir les fonctions qui lui sont assignées dans le TCE ou dans tout protocole ». 

Le Secrétariat est responsable de l’administration quotidienne du traité et du recrutement de nouveaux membres. Il s’agit d’une petite organisation, avec un budget annuel d’environ 4 millions d’euros, dont 65 % sont financés par la Commission européenne et le reste par les États membres. 

Le secrétaire général du secrétariat, Urban Rusnák, un diplomate slovaque nommé en 2012, a déclaré que l’organisation était « neutre » en ce qui concerne les types d’énergie, affirmant qu’elle « ne défend aucun combustible ». Il a également reconnu la nécessité d’une modernisation et supervise actuellement le processus. Il estime que l’accord peut être concilié avec les objectifs climatiques de l’Accord de Paris et sa vision est de faire d’un ECT modernisé un « étalon-or mondial » et un « outil indispensable pour garantir les investissements privés nécessaires à la réussite d’une transition mondiale à faible émission de carbone ». 

Certains anciens employés voient les choses différemment. À partir de 2019, Masami Nakata, une universitaire japonaise et spécialiste de l’énergie, a été pendant deux ans et demi secrétaire générale adjointe au CSE. À son départ, elle a rédigé un rapport de 182 pages décrivant ce qu’elle considérait comme un dysfonctionnement au sein du CSE. Elle a envoyé le rapport à la Commission européenne et à certains États membres et il a été divulgué au site d’information EURACTIV en juin 2019. 

Quelques mois après la fuite, et sous la pression d’un « diplomate » d’un État membre, un audit international a été réalisé. 

Le point de vue d’une spécialiste 

Yamina Saheb a acquis une expérience directe des défis que représente la modernisation du traité.1 Elle a fait entrer la crise climatique dans son appartement parisien et, depuis deux ans, a fait du Traité sur la charte de l’énergie le centre de sa vie. 

Circulant nerveusement autour de piles de documents soigneusement empilées, de dossiers épais et de rapports scientifiques reliés, elle prend un certain nombre de coups de téléphone : avec un membre du Parlement européen, un proche du gouvernement, le représentant d’une ONG ou d’un parti politique. Si elle se comporte aujourd’hui comme une lobbyiste chevronnée, ce n’est pas ce qu’elle avait prévu. 

Jusqu’à récemment, Saheb n’était qu’un des nombreux fonctionnaires internationaux qui remplissent les couloirs de Bruxelles. Son CV comprend un doctorat en génie énergétique et des emplois à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et à la Commission européenne. 

En 2018, elle a accepté le poste de chef de l’unité efficacité énergétique au TCE et a été chargée de travailler sur le texte de modernisation du traité pour le mettre en conformité avec l’accord de Paris. C’est ce qu’elle pensait faire. 

Bien que Saheb ne connaisse que très peu le traité, elle s’y est immergée complètement avant d’arriver à la conclusion qu’on lui avait confié une tâche impossible et qu’elle était contraire à l’Accord de Paris. Le problème fondamental, selon elle, est que le traité protège tous les investisseurs, y compris ceux qui produisent des combustibles fossiles. 

Le rapport qu’elle a produit pour l’ECT a mis en évidence le problème de ce qu’elle a décrit comme des « combustibles sales ». C’est à ce moment-là que les choses se sont compliquées pour elle. Selon Mme Saheb, ses collègues n’ont pas apprécié qu’elle utilise ces termes et on l’a accusée de se comporter comme une activiste climatique. Finalement, elle a quitté l’ECT. 

Déterminée à exposer ce qu’elle avait découvert, elle a rédigé un rapport pour le groupe de réflexion OpenEXP. Elle nous a affirmé : « Bien que nous soyons dans une ère d’urgence climatique, les parties contractantes actives dans la modernisation du TCE n’ont pas proposé de supprimer progressivement la protection contraignante des investissements étrangers dans les combustibles fossiles. » 

Investigate Europe a soumis cette critique à Rusnák, qui nous a répondu par courriel : « Le TCE ne permet pas de poursuivre les gouvernements simplement parce qu’ils essaient d’éliminer progressivement les combustibles fossiles ». Ils on ajouté que « l’État d’accueil a le droit de maintenir un degré raisonnable de flexibilité réglementaire pour répondre à l’évolution des circonstances dans l’intérêt public. » 

Des enjeux importants 

La réussite des pays à atteindre leurs objectifs climatiques pourrait dépendre du succès du processus de modernisation du Traité sur la charte de l’énergie. Dans sa forme actuelle, le traité reste un outil puissant pour les investisseurs dans le secteur de l’énergie, qui peuvent ainsi se dédommager de la réduction de la dépendance des gouvernements à l’égard des combustibles fossiles. 

Les exploitants de centrales électriques au charbon ou d’infrastructures gazières peuvent engager des actions en justice contre les tentatives de fermeture de leur secteur. Les demandes d’indemnisation se chiffrant déjà en milliards de dollars, la simple menace d’une action en justice de la part d’un investisseur peut entraîner une dilution de la politique climatique. Le processus de modernisation avance à pas de tortue. 

L’équipe d’Investigate Europe a également interrogé la Commission européenne sur ces contradictions apparentes. Un porte-parole nous a répondu : « Nous ferons tout notre possible pour mener à bien cette réforme. Le TCE ne devrait pas empêcher les États de passer des combustibles fossiles aux sources d’énergie durables. » 

En septembre 2021, la Cour de justice de l’UE a statué que le traité ne peut pas être utilisé dans les procès entre pays de l’UE car cela porte atteinte au rôle des tribunaux de l’UE. Mais si cette décision marque une avancée significative pour les États membres de l’UE, le traité s’applique toujours aux litiges avec des pays tiers et aux litiges en dehors de l’UE. Trois pays africains sont en cours de ratification, et dix autres avancent dans le processus d’adhésion. En signant le traité, ils pourraient renoncer au contrôle de leur propre politique énergétique et s’exposer à des poursuites coûteuses de la part d’investisseurs mécontents. 

[1] Yamina Saheb étant actuellement en procédure contre son ancien employeur devant le Bureau international du travail (BIT), elle nous informe qu’elle n’est pas en mesure de commenter en détail son activité au sein du secrétariat. Deux employés du SCE qui ont accepté de nous parler ont pu le faire. 

Cet article a été publié pour la première fois le dans le New Internationalist le 3 août 2021. Il est basé sur des recherches effectuées par Investigate Europe, une équipe européenne de journalistes qui recherchent conjointement des sujets de pertinence européenne et les publient à travers l’Europe. L’article est publié avec la permission de l’auteur/des auteurs.  

Traduit en coopération avec la Heinrich Böll Stiftung Paris, France.