Six ans après son décès, Benoit Lechat, fondateur du Green European Journal et chargé des publications d’Etopia, continue à nourrir notre société à travers sa pensée. Dans ses dernières publications, Benoit Lechat insistait particulièrement sur un « Green Democratic Reboot » devant combiner efficacement démocratie et écologie. Ce Green Democratic Reboot devait être logiquement porté par les partis verts européens. Cependant, ces derniers se devaient de comprendre les mutations en cours dans leurs sociétés.

En 2014, Benoit Lechat constatait que « Between 1980 and 2014, not only has the scale of the ecological problems dramatically expanded, but the social and anthropological conditions of political commitment have also been deeply transformed by the cultural evolution of our post-industrial societies. Any proposals of reforms of the current democratic institutions towards more sustainability or more participation that would not integrate these structural changes would be doomed to fail. »

Sept ans plus tard, cet enseignement reste d’actualité. Au moment où de plus en plus de questions sont posées quant à la capacité réelle des démocraties représentatives à empêcher la survenue des crises écologiques ou tout simplement à y faire face, certains auteurs ou groupes environnementaux sont poussés à proposer des réformes pour leur permettre d’enfin mieux intégrer les contraintes de l’écologie[1]. Mais quelque soit l’intérêt de ces propositions et les questions qu’elles soulèvent, la situation politique contemporaine et singulièrement la crise de légitimité qui frappe les institutions démocratiques nous indiquent qu’il ne s’agit plus seulement de rendre la démocratie éco-compatible, mais de la sauver purement et simplement.

Expertocratie versus défiance sociétale

Certes, une prise de conscience des enjeux environnementaux est aujourd’hui en cours. Les débats sont en effet récurrents dans les médias. Les marches pour le climat se succèdent et même les entreprises commerciales invitent « aux gestes qui sauvent ». Cependant, l’approche de la question environnementale ne reste, précisément, qu’au seul niveau environnemental et souvent sous le seul angle des nuisances. La question écologique n’est abordée que comme un instrument à prendre en compte pour stabiliser le système actuel mais guère le transformer. L’autre élément est celui de la pandémie du Covid-19. L’écart entre les experts, les politiques et le public s’est matérialisé tout au long de la gestion de la crise, entraînant une perte supplémentaire de confiance. La « tentation expertocratique » qui préoccupait Benoit Lechat est apparue, obligeant à réfléchir aux mécanismes pour prévenir son implantation au détriment de la démocratie.

La question écologique n’est abordée que comme un instrument à prendre en compte pour stabiliser le système actuel mais guère le transformer.

Les facettes de la crise contemporaine de la démocratie sont multiples. Mais ont-elles vraiment quelques racines communes avec la crise écologique ? De prime abord, il apparaît que les dispositifs de concertation mis en place à partir des années septante et quatre-vingt pour empêcher des projets industriels polluants ont débouché sur des processus administratifs parfois lourds qui mobilisent une part importante des énergies des associations de défense de l’environnement ou du cadre de vie comme Benoit Lechat l’avait mis en évidence dans son ouvrage sur l’histoire du parti francophone belge, Ecolo[2]. Une « bureaucratie environnementale » est née, incapable d’agir pleinement sur les causes des problèmes. Du reste, ces mêmes processus peuvent être utilisés contre la mise en œuvre de politiques écologiques, lorsque par exemple des comités de riverains s’opposent par exemple à l’implantation d’éoliennes. Les processus de concertation sociale et environnementale se superposent et entrent parfois en tension. Et même lorsque les politiques semblent à l’abri des contraintes de concertation, l’éclatement de la représentation politique complexifie à outrance les négociations, ce qui conforte, en retour, l’impression d’un monde politique à la fois incapable de gouverner et coupé des réalités de la société.

Ces éléments démontrent l’importance d’une démarche de sociologie politique pour comprendre ces blocages :  « We must ask ourselves the question: how are the social dynamics in place in our societies not actually conducive to the political dynamics that the Greens would like to create to meet their objectives. »

Pour les écologistes, se pose dès lors la question suivante : comment être efficaces politiquement ? Devenir majoritaires, oui, mais pour quoi faire ?

Sortir de la démocratie insoutenable

Comme Benoit Lechat l’expliquait, la radicale-démocratie doit être à l’ordre du jour des priorités des écologistes. La démocratie restera évidemment un régime anthropocentré, consacré au débat entre humains, sur la meilleure manière de « s’opposer sans se massacrer ». Mais contrairement aux premières idéologies de la modernité comme le socialisme et le libéralisme, il ne s’agira pas d’organiser cette pacification sur le dos des générations futures, des éco-systèmes et des non-humains qui l’habitent. Ni de faire de l’environnement une variable d’ajustement des politiques traditionnelles. Il s’agira de rendre les institutions écologiques et de veiller à leur décentralisation. L’enjeu n’est évidemment pas de faire voter les hirondelles ou les enfants qui ne sont pas encore nés, mais de mettre en place des dispositifs démocratiques qui permettront d’intégrer davantage les signaux qui nous parviennent de la nature ou de l’anticipation de l’impact de nos actions sur les conditions de vie future.

Une « bureaucratie environnementale » est née, incapable d’agir pleinement sur les causes des problèmes.

Les politiques écologiques doivent articuler un renforcement de la participation locale – une décentralisation – à la mise en œuvre de plans de transition écologique de l’économie plus ambitieux – une centralisation. Cette articulation implique de renforcer la démocratie à tous les niveaux en développant des espaces publics de débats qui alimentent les processus décisionnels. À chaque fois, ces processus de fédération doivent s’appuyer sur le dynamisme d’espaces publics animés par des médias pluralistes et qui privilégient le débat et l’analyse au sensationnalisme ou à la polémique superficielle. Le travail démocratique est indissociable du renforcement de véritables espaces publics du niveau local au niveau européen.

Cet avènement démocratique ne peut se réaliser sans aborder la question culturelle, à savoir l’institutionnalisation de l’éducation et le partage du savoir, point sur lequel Benoit Lechat a insisté à de nombreuses reprises dans ses publications pour la Revue Nouvelle. Une disjonction entre le projet écologique et le projet culturel qui s’est opérée au sein du programme institutionnel écologiste depuis la fin des années quatre-vingt. Or, la transformation écologique doit mobiliser l’ensemble des ressources d’une société, en ce compris ses ressources éducatives et culturelles. Elle ne relève pas seulement du choix de techniques ou de politiques économiques, mais du lancement de dynamiques citoyennes et sociales. « La culture, c’est la capacité d’une société à agir sur elle-même en modifiant ses représentations sociales. Les territoires ne peuvent pas se transformer dans un sens écologique sans s’appuyer sur des politiques culturelles qui articulent l’histoire, la créativité, l’expression artistique et la cohésion sociale de leurs habitants[3] ».

Enfin, la démocratie écologique ne peut se réaliser sans la mise en place d’un État social-écologique répondant aux inégalités mais poussant plus loin la logique de l’État. L’État doit sortir de sa matrice libérale-productiviste pour placer la dynamique environnementale en préalable de toute politique : « Productivism, which neo-liberalists have in common with Marxists and social democrats, rests on the belief that the growth of productive forces is essential to the resolution of conflicts inherent in society. To be brief, according to Lipietz, the current ‘systemic’ crisis is a result of the permanent interaction of the social, economic and ecological elements of this liberal-productivism. » Pas de social-écologique sans mouvement pour la démocratie et sans redéfinition post-matérialiste et cosmopolite de la solidarité. À moins de s’enfermer dans la conviction que les projets proposés correspondent au désir de chacun, l’institutionnalisation de la transition devra se réaliser en lien avec une nouvelle conception de la démocratie, en vue de son élargissement.

Un nouveau paradigme démocratique

Dans chacun de ces cas de figure, la confrontation du savoir expert et de la délibération démocratique est indispensable si nous voulons éviter la dérive vers une expertocratie qui ne pourrait que susciter un rejet de la part de groupes sociaux de plus en plus larges. La gestion de la pandémie du Covid-19 nous avertit de la montée de ces périls. Face au temps long de la crise climatique, nos institutions doivent se transformer.

Traduit en coopération avec la Heinrich Böll Stiftung Paris, France.

NOTES

[1] À l’image, notamment du philosophe franco-suisse Dominique Bourg. 

[2]Benoit Lechat, Ecolo, la démocratie comme projet, t.1, Namur, Etopia, 2014.

[3]Benoit Lechat, Jonathan Piron, Ecolo, l’écologie de l’action politique, t.2, Namur, Etopia, 2021.

Democracy Ever After? Perspectives on Power and Representation
Democracy Ever After? Perspectives on Power and Representation

Between the progressive movements fighting for rights and freedoms and the exclusionary politics of the far right, this edition examines the struggle over democracy and representation in Europe today.

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