Pour Yann Moulier Boutang, nous sommes tous des abeilles. Et chaque jour, nous pollinisons des millions de plates-formes numériques, produisant ainsi de l’intelligence, de l’information et des interactions qui constituent le cœur de la nouvelle économie. Dans le cadre d’une réflexion  consacrée à l’avenir du capitalisme, la Revue « Usbek & Rica » a   rencontré cet économiste proche du philosophe italien Toni Negri. Au programme de la discussion : l’impasse du made in France, l’urgence d’un revenu universel et une ambitieuse réforme fiscale.

Pour décrire le passage de l’économie matérielle à l’économie de la connaissance, vous parlez de « capitalisme cognitif ». Comment définissez-vous ce terme exactement ?

Yann Moulier Boutang : Nous sommes passés d’une économie du savoir (knowledge) à une économie du savoir en train de se faire (knowing), de la tête bien pleine à la tête bien faite. Aujourd’hui, on ne vend plus des produits, mais des processus, des procédures, de l’intelligence. Ce qui compte, c’est l’apprentissage, la transmission, la coopération, le care… Toutes ces choses un peu subtiles qui sont désormais au cœur de la valeur et de l’innovation. Ce nouveau continent économique représente près de mille fois la valeur de la sphère marchande classique. C’est un renversement radical pour le business, mais qui fait face à des résistances culturelles importantes.

Quel type de résistances, par exemple ?

Regardez les polytechniciens français : ils sont toujours formés « produit » et « technologie », ils évoluent dans les mêmes processus industriels qu’au temps de Saint-Simon. La Chine est en train de passer du « made in China » au « designed in China », de la fabrication à la conception. Et pendant ce temps-là, la France fait le chemin inverse… Il y a de quoi s’arracher les cheveux ! Nous sommes encore gouvernés par des techniciens élitistes, qui pensent que la population française se compose de moujiks abrutis, alors que celle-ci a déjà pris le bon virage. Saviez-vous que la France compte plus d’expatriés en Californie travaillant dans l’informatique que l’Inde ou la Chine, si l’on rapporte le nombre d’expats à sa population nationale ?

Que faut-il changer en France pour « prendre le bon virage », comme vous dites ?

Il faut changer totalement de système éducatif. Un universitaire canadien a dit un jour à propos du système français : « C’est l’organisation d’un naufrage pour repérer ceux qui savent nager… » Excellente définition. Ici, nous n’avons pas le droit à l’échec, pas même droit à l’expérimentation. Et puis, l’esprit de caste fait des ravages : les polytechniciens méprisent les normaliens, qui méprisent les centraliens, etc. La coopération est quasiment nulle. Résultat : nous avons seulement 30% d’une classe d’âge qui entre à l’université, avec un taux d’échec de 40% au bout de trois ans… Aux États-Unis, il faut payer cher ses trois premières années d’études, certes, mais grâce aux bourses généreuses qui sont délivrées, faire un master ou un doctorat est quasiment gratuit. Tandis qu’en France, une bourse étudiante permet d’avoir juste de quoi payer un café ou un pourboire…

Aujourd’hui, ce qui fonde la puissance américaine, c’est Stanford et le MIT.

À terme, la production matérielle est-elle condamnée ?

La part de la production matérielle va continuer de diminuer. Et elle finira par se stabiliser pour ne représenter plus que 10 % de la valeur économique globale. Tout le reste se jouera dans les usines du futur : les universités. Car qu’est-ce qui fonde la puissance américaine ? Aujourd’hui, ce n’est plus General Motors, mais Stanford et le MIT. L’industrie des cols bleus a fait son temps. Aujourd’hui, c’est celle des cols blancs qui compte. Pourquoi la France est-elle moins performante que l’Allemagne ? Parce que cette dernière a compris que la vente d’un produit compte moins que le service. Là-bas, ils ne vous demandent pas si vous avez fait exprès de casser vos lunettes ; ils vous les remplacent sans moufter. Ce qui compte, c’est l’ensemble de la prestation, le service global. Les gens veulent avant tout des produits qui fonctionnent longtemps et ne coûtent pas cher. Le succès populaire du covoiturage en est la meilleure preuve. Demain, vous aurez peut-être encore 20% d’irréductibles fétichistes de la tôle qui achèteront leur propre voiture, mais tous les autres se moqueront bien de savoir si elle est en inox ou en plastique bio, du moment qu’elle fonctionne correctement !

Avec Internet, nous sommes entrés de plain-pied dans ce que vous appelez « l’économie de la pollinisation ». Pourquoi utilisez-vous cette métaphore des abeilles ?

Internet est constitué d’une multitude de plates-formes que chacun de nous vient polliniser. En échangeant, en produisant toutes sortes d’informations, nous avons créé un immense « continent des externalités ». Résultat : l’interaction entre personnes se déploie dans des proportions sensationnelles. Et elle va bientôt permettre de comprendre certaines tendances émergentes que les sciences sociales sont incapables de lire. Nous allons entrer dans l’ère des métadonnées et découvrir toute la richesse de nos interactions. Aujourd’hui, le vrai enjeu économique, c’est le cloud. C’est grâce à ça que les sociétés américaines maintiennent leur hégémonie. En bons apiculteurs, des sociétés comme Cisco ou Amazon ont bien compris le déplacement de la valeur économique et en captent une partie, quand d’autres entreprises demeurent bêtement productivistes. Mais on ne pourra pas revenir sur l’existence de ces plates-formes de pollinisation ou sur la révolution du cloud, car c’est devenu une condition de survie pour le marché. C’est ce que j’appelle le « communisme obligé du capital ».

La Finlande est le seul pays au monde à avoir inscrit dans sa constitution le droit à ne pas être coupé d’Internet.

Faut-il payer les internautes qui produisent de l’information sur les blogs et les réseaux sociaux ?

La mise en système marchand de l’économie de contribution est impossible. Il est essentiel que les plates-formes de pollinisation demeurent gratuites, sans clause de fermeture ou de sélection a priori. Sinon, elles se transformeront en clubs et on limitera la capacité d’innovation, on ne s’adressera plus à la multitude. Je pense que nous avons surtout besoin de créer un droit d’accès aux banques de données. La Finlande est, à ce jour, le seul pays au monde à avoir inscrit dans sa constitution le droit à ne pas être coupé d’Internet. C’est un droit essentiel, l’équivalent de la liberté de circulation inscrite par l’Angleterre en 1689 dans son Bill of Rights. Mais il faut aller plus loin. Il faut limiter dans le temps la possession des données, qui sont pour l’instant soumises à des exclusivités commerciales facilement prolongeables. Attention : je ne dis pas qu’il faut tout rendre public, car rendre public toutes les données ne résoudrait pas plus le problème que de les privatiser. Les biens publics sont sous le contrôle de l’État. Les biens communs, en revanche, couvrent un spectre beaucoup plus large.

Je crois beaucoup à l’adoption d’un revenu de citoyenneté minimum.

Comment créer des conditions plus favorables à l’émergence de l’économie de la pollinisation ?

Je crois beaucoup à l’adoption d’un revenu de citoyenneté minimum. Appelez-le comme vous voulez : revenu universel, revenu de base, revenu d’existence… Peu importe. Ce qui est sûr, c’est que si chacun, quelle que soit son origine sociale, reçoit environ 800 euros par mois, plus personne ne sera obligé de trouver un boulot pour ne pas crever de faim. Bon, à côté de ça, nous avons aussi besoin d’une grande réforme fiscale…

En quoi consisterait cette réforme fiscale?

Notre système fiscal est aujourd’hui au bord de la paralysie totale. Qu’ils s’agisse de la TVA, de l’impôt sur la fortune ou de l’impôt sur le revenu, on taxe le stock au lieu de taxer les flux. Donc, ça ne peut pas marcher. La seule imposition juste consisterait à taxer très faiblement la richesse véritable sur une assiette fiscale très large. Il faudrait taxer à 2% l’ensemble des transactions financières, qu’il s’agisse d’un retrait de quelques dizaines d’euros à la banque ou bien des multiples transactions boursières. Et quand l’économie ira mieux, on pourra descendre progressivement ce taux pour se contenter d’une taxe de 0,5%. Actuellement, l’État n’a aucun moyen de connaître le montant de la recette fiscale avant d’avoir prélevé l’impôt. Et nos députés, finalement, servent essentiellement à voter le réajustement du budget deux ou trois fois par an. Pire encore : il faut entretenir des milliers de fonctionnaires des impôts ! Tout ça coûte très cher. À la place, je propose de conférer aux banques une mission d’utilité publique en les transformant en collecteurs d’impôts. Elles prélèveraient 2% sur chaque transaction et transmettraient l’argent en temps réel au Trésor Public. Avec ça, on ramasse à peu près deux fois le budget actuel de l’État, on solde la sécurité sociale, et on peut même se payer un revenu universel ! Ceux qui disent que c’est une réforme injuste socialement se trompent : en payant 2% sur chacune de ses multiples transactions financières, Mme Bettencourt contribuera beaucoup plus à l’impôt que le citoyen lambda qui effectue un simple retrait bancaire…

 

Interview réalisé par Blaise Mao le 24 janvier 2014.